Suite mais certainement pas fin des aventures de La Rêveuse… L’ensemble baroque des bords de Loire avait surpris en début d’année avec un superbe Concert des oiseaux, basé sur des partitions de Rameau, Purcell ou Couperin. Déjà, le compositeur contemporain Vincent Bouchot y contribuait avec quelques pièces de sa plume. Il a également écrit pour l’ensemble un Carnaval des animaux en péril, qui multiplie les clins d’œil à Saint-Saëns sans délaisser les instruments fétiches de La Rêveuse : la viole de gambe, le théorbe ou l’étonnant flageolet d’oiseaux. Ce Carnaval a déjà fait l’objet d’un enregistrement, qui paraîtra l’hiver prochain chez Harmonia Mundi. Vincent Bouchot et les deux directeurs artistiques de l’ensemble, Florence Bolton et Benjamin Perrot, travaillent maintenant sur une reprise de ces mélodies dans un spectacle familial, qui sera créé à la Philharmonie de Paris en novembre. L’occasion d’entrer dans les coulisses d’un projet destiné au public familial mais aussi de parler avec le compositeur du rapport des musiciens et des animaux…
Dans le titre « Carnaval des animaux en péril », vous combinez le « carnaval », c’est-à-dire le rire, la fête, et « le péril », c’est-à-dire la peur. Au final, quelle sera la tonalité générale de cette création ?
Vincent Bouchot : « Pour moi, le carnaval, ce n’est pas forcément le rire, c’est plutôt le travestissement. Il me semble que dans le Carnaval de Saint-Saëns, qui est évidemment mon modèle, il s’agit plutôt de travestir l’animal, comme on l’a toujours fait en musique, plutôt que de rechercher une succession d’effets comiques. Dans un carnaval, il se passe beaucoup de choses mais elles n’ont pas forcément un rapport avec le rire, plutôt avec l’idée d’être quelqu’un d’autre, de changer de personnalité, de faire des choses qu’on n’a pas le droit de faire normalement… Comme nous sommes musiciens, l’idée première de ce projet est musicale : proposer un équivalent contemporain à l’œuvre de Saint-Saëns. On a choisi ce biais des animaux en péril parce que cela fait évidemment partie de questionnements très actuels, obsédants même : le réchauffement climatique, le fait que l’être humain est en train de détruire son environnement… D’autre part, je rappelle qu’on veut créer un spectacle familial. Il ne s’agit donc pas d’être complètement désespérant, d’être trop noir. On est écartelé entre des ambitions contradictoires, vous l’avez noté. La tonalité générale irait, de mon côté, assez vite vers le tragique mais Florence et Benjamin, les responsables artistiques de La Rêveuse, sont mes garde-fous. Ils me disent tout le temps « Ouh la la, attention, on va s’adresser à des enfants, n’y va pas trop fort ; essayons de ménager l’espoir à la fin de l’histoire, évitons que les enfants se mettent à pleurer pendant le spectacle ». Au fond, moi, ce qui m’intéresse – et c’est un point de vue de musicien, que j’assume complètement – c’est cette idée de travestir un animal, qui, a priori, ne fait pas de musique, en un objet musical, avec pour référence l’œuvre de Saint-Saëns. »
Pour quels animaux avez-vous composé précisément ? Et qu’est-ce qui vous a le plus inspiré chez eux ?
Vincent Bouchot : « Pour le disque, il y a deux animaux qui se sont vraiment imposés immédiatement. Le premier, c’est le pangolin, parce qu’on sortait de la phase la plus dure de la grande pandémie quand on a commencé à réfléchir à ce projet et qu’on parlait beaucoup à l’époque du pangolin comme vecteur du virus. Le deuxième (et j’y tenais absolument), c’est l’homme lui-même . Je tenais à ce que le Carnaval se termine par l’un des animaux les plus menacés dans cette histoire : l’homo sapiens. Chez Saint-Saëns, on trouve une allusion au fait que l’homme est un animal à travers la pièce qui s’appelle Fossiles, où il cite des compositeurs du passé. Il met sa musique en perspective avec celle de Mozart ou Rossini. J’ai aussi lu le Bestiaire d’Alexandre Vialatte, qui est une merveille. Ce sont des textes épars qui ont été à l’origine publiés dans divers journaux. Dans ce Bestiaire, Vialatte consacre un chapitre à lui-même vu comme un animal. Les autres animaux, on les a choisis selon un critère fondamental : on ne voulait pas d’animaux trop sympathiques ou trop connus, de ceux qui attirent immédiatement la sympathie de l’auditeur, comme le panda ou l’ours polaire, ces animaux dont on parle beaucoup. On voulait des animaux moins connus, plus moches aussi, pas sympathiques. Comme la quasi totalité des animaux sont en grand danger, on a eu l’embarras du choix. J’ai cherché des choses qui m’inspiraient musicalement. Mon choix s’est porté sur le gavial du Gange, une sorte de crocodile, probablement du fait de la répétition des « g » qui m’a inspiré une gavotte. Le loris de Java, une sorte de paresseux, m’a permis d’utiliser la technique que Saint-Saëns a mise au point pour La Tortue : ralentir énormément la musique d’Offenbach. J’ai fait la même chose avec Les Hemiones de Saint-Saëns. J’ai ralenti énormément l’air et j’ai greffé l’une de mes mélodies dessus. Un autre animal s’est imposé : le dodo de l’Ile Maurice, qui est un peu l’emblème des animaux disparus. C’est le modèle de ce qu’il ne faut pas faire : il a été massacré à la fin du XVIIe siècle par les colons qui arrivaient d’Europe. Le concombre des mers a été sélectionné parce qu’il n’a vraiment l’air de rien. Comme il ne bouge que d’un centimètre par heure, dans ses pointes de vitesse, il m’a inspiré une musique très agitée, un twist. »
On sent que vous vous êtes amusé…
Vincent Bouchot : « Oui ! J’essaie toujours d’avoir des idées ludiques. Le dodo, qui était une sorte de gros pigeon, m’a permis de combiner – toujours dans l’idée du travestissement – la Pintade de Ravel, qui se trouve dans les Histoires naturelles, et la Poule de Rameau. Le dernier animal, je ne vous en ai pas parlé, c’est le harfang des neiges, une sorte de chouette. C’est pour moi une référence à Jules Verne, que j’adore. Dans ses Indes noires, un harfang est prisonnier d’une ancienne mine de charbon et est devenu tout noir (alors qu’il est blanc normalement). J’ai écrit une musique en jouant sur les touches noires et blanches du piano. Les critères de choix des animaux étaient plus artistiques que naturalistes. »
Pour La Rêveuse, ce nouveau programme s’inscrit dans un long cycle de travail sur les animaux, avec notamment « Le concert des oiseaux », qui comprenait des œuvres baroques, signées de Rameau, de Purcell ou de Couperin, mais aussi des œuvres de Ravel et Saint-Saëns, ainsi que l’une de vos partitions. Avec le « Carnaval des animaux en péril », vous faites à nouveau référence à Saint-Saëns. Parvenez-vous à vous figurer comment ces compositeurs d’époques très différentes voyaient les animaux à propos desquels ils écrivaient ?
Vincent Bouchot : « C’est une question intéressante pour les musiciens, surtout lorsqu’on se réfère aux oiseaux… De tous temps, les oiseaux ont inspiré les musiciens. A proprement parler, ils ne « chantent » pas mais ils produisent ce que nous associons directement à une musique. Le rugissement du lion ou l’aboiement du chien ne sont pas pour nous de la musique, les vocalisations des oiseaux si. Le problème est que, la plupart du temps, à part dans le cas du coucou, cette musique ne peut pas être notée. Messiaen s’est essayé à le faire mais ses notations sont du Messiaen, pas du chant d’oiseau. Les chants d’oiseaux ont inspiré les compositeurs mais ont été traduits dans le langage des compositeurs, dans le langage de leur époque, qui n’est pas celui des oiseaux. Un rossignol de Messiaen ou un rossignol baroque ne chantent absolument pas la même chose. Tout simplement parce qu’aucun instrument ne peut imiter le chant du rossignol. Je me suis situé dans cette problématique-là. Ma démarche est artistique. Je pars d’un matériau naturel qui est innotable et inutilisable tel quel et je fais appel à mon propre langage. Ce n’est pas une démarche naturaliste, c’est vraiment un jeu musical. C’est là qu’on retrouve l’idée de travestissement. »
Rameau, Purcell ou Couperin n’étaient pas non plus des naturalistes…
Vincent Bouchot : « Non. Le seul compositeur qui a eu cette ambition, à ma connaissance, c’est Messiaen. Lui a vraiment passé des heures et des heures à noter des chants d’oiseaux. Maintenant qu’on a Internet, il est facile de comparer ses modèles et les mélodies de Messiaen. Il avait beau être extrêmement scrupuleux, je ne reconnais rien. Le rossignol qu’on trouve au début du Réveil des oiseaux de Messiaen (qui est vraiment une œuvre magnifique) n’a rien à voir avec le chant du rossignol que j’ai la chance d’entendre à Paris entre avril et juin tous les matins, vers 4 heures, depuis des années. »
Vous allez être le récitant du spectacle pour les enfants. Allez-vous, comme Esope ou La Fontaine, tirer une morale du destin de ces animaux ?
Vincent Bouchot : « Je voulais que ce spectacle raconte une histoire. Je voulais éviter qu’on ait le portrait d’un animal, puis un autre, puis un autre… Avec Florence et Benjamin, on a opté pour une relecture du mythe d’Orphée. Je vais incarner un vieil Orphée qui raconte son histoire. Orphée charmait tous les animaux et tous les êtres vivants, selon Ovide, y compris les arbres et les plantes. On fait le portrait d’un Orphée qui a d’abord chanté pour des animaux magnifiques. Quelques-uns disparaissent de temps en temps et il se demande pourquoi. Il perd Eurydice (puisqu’il charme tous les animaux sauf les serpents, contrairement à ce qui se fait en Inde). Quand il sort des enfers sans Eurydice, il traîne derrière lui des animaux moches ou vicieux, par exemple, le bec-en-sabot, un oiseau qui vit au bord du Nil, dont la première activité, à la naissance, est de tuer ses frères et sœurs. Le premier qui sort de l’œuf se débarrasse des autres. Orphée, qui a pris l’habitude de ne plus se retourner, suite à la mésaventure d’Eurydice, finit par se rendre compte qu’il n’y a plus personne derrière lui. Il retourne en enfer et le maître des enfers lui explique que tous les animaux sont morts. On a relié le mythe d’Orphée à la disparition programmée d’une grande partie des animaux. »
Mais, avec une telle histoire, comment parvenez-vous à préserver une fin heureuse ?
Vincent Bouchot : « Il ne faut pas désespérer les enfants… Le maître des enfers va expliquer qu’il n’est pas trop tard, que la nouvelle quête d’Orphée devra être de sauver ce qui peut l’être. On va terminer sur une note positive. Mais il est assez difficile en réalité d’être optimiste. Les prévisions sont calamiteuses. Il faut se forcer pour imaginer une fin heureuse… ».
Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Pour continuer... Relire l'interview de Florence Bolton, co-directrice artistique de La Rêveuse à propos de son "Concert des oiseaux"
Pour aller plus loin…
Le site web de Vincent Bouchot
Le site web de La Rêveuse