En cette rentrée, Radio France s’engage pour l’environnement. Chacune des antennes fait de la crise climatique un axe éditorial majeur. France Musique a ainsi publié une enquête sur les trajets en avion des cheffes et chefs d’orchestre qui mènent une carrière internationale. Les journalistes Sofia Anastasio et Louis-Valentin Lopez ont relevé pour certains artistes des trajets entre Londres, São Paulo, Vienne et Baltimore qui, à eux seuls, rejettent 17,2 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, alors que l’objectif, pour limiter l’augmentation de la température mondiale en-deçà de 2°C, serait de réduire les émissions individuelles à 2 tonnes de CO2 par an.
Fondatrice et directrice associée de Galatea Conseil, une agence de conseil qui met son expertise en matière de la transformation écologique au service des acteurs du spectacle vivant, Sophie Lanoote a lu cette enquête avec intérêt. Elle donne son avis ici…
Comment réagissez-vous à l’enquête de France Musique qui épingle les chefs d’orchestre qui traversent la planète d’un concert à l’autre ?
Sophie Lanoote : « J’ai trouvé cet article tout à fait fondé. Je ne connais pas le calculateur dont les journalistes se sont servis pour réaliser cette évaluation de l’empreinte carbone des voyages en avion des cheffes et chefs d’orchestre. Mais j’ai l’impression qu’ils ont cherché à faire ce travail de manière rigoureuse. Lorsqu’on rapporte le total de l’empreinte carbone annuelle des voyages en avion de chaque chef à l’empreinte carbone conforme à la trajectoire qu’on doit suivre pour être au rendez-vous des accords de Paris c’est assez éclairant : ces pratiques ne sont plus adaptées au monde dans lequel nous vivons et à l’urgence climatique à laquelle nous devons faire face. »
Est-ce la fin de l’artiste star internationale qui s’annonce ?
Sophie Lanoote : « La fin de l’artiste star, je ne sais pas… Je ne crois pas que le propos de l’article était de faire du « name and shame », c’est-à-dire de désigner à la vindicte de tous les pratiques de quelques-uns. Moi, de cet article, je retiens surtout que certains chefs (et cheffes) se sont déjà mis en mouvement. Ils n’ont pas attendu des injonctions extérieures. Ils ont aligné leurs convictions personnelles et leurs pratiques professionnelles. Ils font des arbitrages, à titre individuel, pour savoir s’ils vont (ou non) accepter un engagement. Il y a aussi des différences de génération. Alain Altinoglu et Lucie Leguay sont cités à bon escient dans l’article. Ils n’ont pas le même âge, pas le même sexe mais ont déjà une forme de réussite avérée. Peut-être que pour ces artistes-là, il est plus facile de faire ces choix parce qu’ils ne ressentent pas de menace sur leurs économies personnelles ou leurs trajectoires artistiques. Mais, d’une façon générale, je ne crois pas que tout l’écosystème de la musique classique puisse continuer sur la même trajectoire. Les artistes ne doivent pas être les seuls à se questionner, les agents aussi. J’ai été agent artistique. Est-ce que notre rôle consiste vraiment à organiser l’accumulation d’engagements ? Ou, au contraire, d’aider les artistes à dessiner des carrières qui ont du sens ? C’est à une redéfinition du succès qu’il faut s’atteler. La question, dans l’immédiat, n’est pas celle de la fin des stars (un point sur lequel le public aurait aussi son mot à dire) mais comment se fait le parcours artistique d’une ou d’un artiste d’excellence. »
Ne doit-on pas craindre pour la diversité culturelle si les artistes voyagent moins ?
Sophie Lanoote : « Parmi toutes les personnes qui s’interrogent sur l’empreinte carbone et même l’empreinte environnementale des artistes et de leurs publics, personne n’est en train de réclamer à cor et à cris le localisme le plus forcené. Personne ne dit : tel artiste ou tel ensemble qui serait implanté – je prends le premier exemple qui me vient à l’esprit – en région PACA ne doit plus sortir de cette région. Est-ce qu’on peut adapter nos pratiques pour ne pas grever notre empreinte de manière irréfléchie ? On peut imaginer que les artistes restent plus longtemps au même endroit, pour valoriser leur déplacement, plutôt que de faire des sauts de puce. On peut imaginer qu’en plus du concert, ils donnent des master classes, ils enseignent, ils enregistrent… Cela se fait déjà mais ce n’est pas systématique. Pourtant, ce serait plus intéressant, plus enrichissant, plus qualitatif que des agendas qui nient le bien-être des artistes. A quoi cela rime-t-il de changer de ville tous les deux ou trois jours et de ne pas construire de relations ? Il ne s’agit pas de revenir entièrement sur le modèle actuel mais de l’adapter parce que, de toute façon, il n’est pas tenable en l’état… »
Vous aviez publié en 2021 avec Nathalie Moine un livre blanc intitulé : « Le Spectacle et le vivant – 20 propositions pour contribuer à la transition écologique et sociale ». Avez-vous la sensation d’avoir été lue (voire entendue) ? Avez-vous le sentiment que les mentalités changent ?
Sophie Lanoote : « Nous avons le sentiment d’avoir été lues et entendues : non seulement nous sommes régulièrement invitées à prendre la parole sur ces enjeux, mais surtout nous passons à l’action sur le terrain avec les acteurs et les actrices du spectacle vivant. Notre livre blanc s’est fait remarquer parmi une série de publications qui abordent ces mêmes enjeux selon des angles parfois différents, ce qui est gratifiant : cette étude indépendante était une forme de contribution républicaine, je suis heureuse qu’elle nourrisse la réflexion du secteur ! Avec Le spectacle et le vivant, notre approche était globale. Il s’agissait d’articuler les enjeux environnementaux et sociaux de la transition. Cette approche vient en complément d’une vision plus spécifique qui est celle de Décarboner la culture de David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi. Ce qui est formidable, pour Nathalie et moi, c’est de mettre maintenant en œuvre chacune des 20 propositions qui font partie de notre livre blanc. Ce travail reste à poursuivre. Nous transformons une réflexion, qui est parfois philosophique (je le dis humblement mais notre invitation était aussi une invitation à refonder les politiques publiques de la culture à l’aune de ces enjeux), en actions ; nous la portons sur le terrain ; nous la partageons avec d’autres et nous voyons comment, ensemble, nous pouvons faire bouger les lignes. Il nous appartient d’explorer ces différentes voies de manière collective, d’en débattre, pour pouvoir changer véritablement de paradigme : passer de la compétition à la coopération. »
Vous parlez de lignes qui bougent mais, lorsque France Musique a publié un lien vers son enquête sur les réseaux sociaux, les réactions ont parfois été extrêmement négatives…
Sophie Lanoote : « Ce sont des réactions individuelles, venues de personnes dont les contours culturels, économiques et sociaux me sont inconnus. A en juger par ce que j’ai lu, j’ai le sentiment que cela ne représente qu’une certaine frange du public. C’est toute la question de l’acceptabilité du changement. Je vois aussi des musiciens qui s’alarment d’éventuelles restrictions de déplacement. Encore une fois, tout dépend de la situation économique et géographique des acteurs. Il est très clair que les mêmes efforts ne pourront pas être demandés à tout le monde. Je suis par exemple missionnée, avec ma consœur Nathalie Moine, par le Réseau Européen de la Musique Ancienne (REMA) pour l’accompagner, ainsi que ses membres, sur ces questions de transition écologique et sociale. On ne peut pas demander, d’un bout à l’autre de l’Europe, à tous les collectifs artistiques de faire les mêmes efforts. Pour autant, il va falloir que chaque individu, que chaque organisation se pose la question des efforts qu’elle peut et doit faire pour continuer à défendre les projets artistiques et culturels de manière soutenable. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... L'article de France Musique Le site web de Galatea Conseil, sur lequel il est possible de télécharger le livre blanc de Sophie Lanoote et Nathalie Moine