Sophie Bernado : « Il y avait un dialogue entre une baleine et une humaine »


Pour Sophie Bernado, Océans infinis est un rêve d’enfant qui se réalise. La bassoniste revient en effet d’Hawaï, où elle a pu jouer avec des baleines à bosses. Il y a quelques années, la compositrice Aline Pénitot lui a révélé que le basson est l’instrument le plus approprié pour ce genre de dialogue inter-espèces, puisque sa taille, lorsqu’il est déplié, équivaut à la longueur de l’organe de diffusion de l’air d’une baleine. Depuis, cette native du Gers, qui, dans sa jeunesse, était le plus souvent possible plongée dans l’océan Atlantique et idolâtrait les mammifères marins, vit donc un fantasme. Ce printemps, en compagnie de la designeuse sonore Céline Grangey, elle entreprend de partager ses aventures avec le public. Longue conversation avant que les deux musiciennes ne se lancent dans une tournée qui les mènera de Fontenay-sous-Bois à Sète, en passant par Perpignan, Poitiers, Vanves et Villeneuve-lès-Maguelonne.

Pourquoi vous êtes-vous tournée vers le chant des baleines ?

Sophie Bernado : « Depuis plusieurs années, je fais un travail d’écoute des baleines à bosses. J’ai commencé avec les enregistrements qu’Olivier Adam a réalisés en 2019 à Madagascar. J’ai trouvé un autre partenaire, quelqu’un d’incroyable qui travaille au sein d’un projet baptisé « Oceania », dans le Queensland, en Australie, sur le chemin des baleines à bosses. Ce partenaire est ingénieur du son et son père est biologiste marin. Il nous envoie ses enregistrements depuis plusieurs années, tous ses chants de baleines. Au début, pour Océans infinis, j’ai travaillé exclusivement sur les chants des baleines du Queensland, qui ont la particularité de ressembler à des chanteuses de musique contemporaine. Souvent, les scientifiques disent que les baleines à bosses sont des chanteuses classiques : elles font 20 minutes de chant (c’est le temps de durée d’une apnée) et ce chant est structuré avec des patterns. Les baleines boréales, par contre, ont un capital d’environ 1000 sons. Elles vivent dans les zones boréales, autour de l’Arctique et de l’Antarctique. Elles reviennent chaque année avec quelque chose de complètement différent. On n’a pour l’instant pas encore compris les structures. Du coup, les scientifiques les comparent aux jazzmen, qui ont tendance à improviser. Les baleines du Queensland, qui sont des baleines à bosse, ont plusieurs registres. »

Ce travail, vous le faites au sein d’un duo, Lila Bazooka…

Sophie Bernado : « Oui et c’est notre deuxième projet. Ce duo, je le forme avec Céline Grangey, qui est ingénieure du son et, dans le cas présent, designeuse sonore : elle fait du traitement du son en temps réel. Nous composons ensemble. Auparavant, nous avons travaillé avec la compositrice Aline Pénitot, qui m’a permis de comprendre que le basson pouvait se rapprocher des baleines à bosses. »

Que savez-vous désormais du chant des baleines ?

Sophie Bernado : « J’ai analysé tous les registres de chant des baleines de Madagascar. Les baleines à Hawaï ont aussi plusieurs registres. Le premier registre que j’ai identifié est le registre grave, proche de l’infrabasse. Pour l’imiter, je dois enlever tout l’appareil du basson, n’utiliser que la culasse et faire du « flat » dedans, avec des glissés. Le second est le registre medium grave, le troisième le registre medium aigu et le quatrième le registre suraigu. Celui-là, pour l’atteindre, je dois me contenter d’une anche, double bien sûr. Dans le registre medium, les baleines à bosses font généralement des variations autour d’une quinte, voire d’une tierce, alors que Karina, une baleine enregistrée dans le Queensland, est hyper large dans son registre, comme si elle chantait du Berio ou du Messiaen. »

Vous revenez d’Hawaï. Avez-vous pu y jouer avec des baleines ?

Sophie Bernado : « A Hawaï, l’objectif était d’abord de collecter des sons, de faire du field recording. Il était important qu’on ait notre propre banque de sons. On voulait aussi voir ce qu’il se passe en 2025, au niveau du chant des baleines. Il faut bien se dire qu’elles ont un chant de l’année. C’est un phénomène culturel. Quand un individu a décidé de changer le motif d’un chant, les autres baleines se greffent à ce nouveau motif et il circule extrêmement vite. C’est comme Björk qui sort un nouvel album : une semaine plus tard, tout le monde le connaît. Cette transmission orale est impressionnante. On est allées faire du field recording et on a fait des échanges, à plusieurs reprises, avec les baleines. On a envoyé du son sous le bateau et on a écouté la réponse. On a essayé d’établir une conversation. Il y a tellement de baleines à Hawaï que, quand on nage sous l’eau au bord de la plage, on entend déjà bien leurs chants. Parmi toutes ces baleines qui chantaient, l’objectif était de trouver un individu qui ait envie d’entrer en communication avec nous. Sur le bateau, on continuait une expérience menée avec Jean-Yves Georges, directeur de recherche au CNRS en écologie globale. Il vient de publier un article avec Fabienne Delfour à propos de la communication inter-espèce par le biais de l’émotion à travers la musique. Sur moi, j’avais un électro-cardiographe pour mesurer l’évolution de mon rythme cardiaque et de mes états émotionnels. On va analyser ces données avec Jean-Yves. Il y a eu 2 interactions qui m’ont vraiment marquée. On était 3 musiciens sur le bateau. A ce moment-là, j’étais seule à jouer. La baleine était proche. Par le passé, j’ai essayé les différentes attitudes : être dans l’imitation pure, avec ce que je sais faire moi (qui doit paraître complètement enfantin pour une baleine), imiter avec des variations ou s’éloigner complètement de l’imitation et produire une musique humaine. Cette dernière attitude était plutôt le parti pris de David Rothenberg [NdA : clarinettiste états-unien, lire ici], qui avait organisé cette expédition. Moi, j’avais plutôt envie d’imiter les baleines, de broder autour de leur thème et de leur pattern. Elles passent leur temps à faire des patterns. C’est vraiment de la musique répétitive. Bref, ce qu’il s’est passé, c’est que la baleine était proche. Je suis entrée dans un mode de jeu proche de son chant, avec quelques variations d’improvisatrice. La baleine s’est tellement rapprochée que j’ai vraiment eu le sentiment qu’on était en contact. Céline aussi a eu ce sentiment. La difficulté, c’est que c’est extrêmement subjectif. Il faudrait que des scientifiques reproduisent l’expérience une centaine de fois dans les mêmes conditions pour avoir une certitude. En tout cas, elle est venue chanter tellement près que David a été obligé d’enlever son casque. C’était trop fort. Dans les questions-réponses, j’ai vraiment eu la sensation qu’il y avait un dialogue entre une baleine et une humaine. »

Quelle forme vont prendre vos concerts ?

Sophie Bernado : « Notre projet, c’est de faire plonger l’auditeur avec nous. La musique est au départ en surface mais, après un plongeon, on s’enfonce dans les abysses. L’idée est de ne pas s’interrompre. C’est un vrai voyage. L’auditeur est au centre du son. Au Lieu Multiple, à Poitiers, on a 10 ou 12 hauts-parleurs. On veut amener l’auditeur, à travers ses propres sens, à avoir une espèce d’empathie, on veut l’amener à comprendre les problématiques des baleines, de l’océan… On se sent tellement démunies parfois, quand on voit ce qu’il se passe ; alors, on essaie d’apporter notre petite pierre à cette grande prise de conscience : nous sommes la nature, même si on l’a oublié dans notre société destructrice. C’est la part du colibri : une forme d’activisme artistique, en douceur. »

Qu’est-ce que votre expérience hawaïenne va apporter à vos concerts ?

Sophie Bernado : « On avait déjà fait une création en amont, avec les sons de la baleine à bosses du Queensland. On avait fait une semaine de création à l’Astrada, à Marciac, et une autre à Jazzèbre. Ce sont nos partenaires. Aujourd’hui, on prépare une tournée d’une quinzaine de concerts. On va injecter les enregistrements d’Hawaï dans la création. Depuis mon retour d’Hawaï, je réfléchis à la musique répétitive. Il est possible qu’on développe au sein d’Océans infinis un espace dédié à la musique répétitive. On réfléchit aussi à une exposition multisensorielle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’empathie à travers les sens. Océans infinis, c’est un projet art-sciences. On amène les gens dans la salle de concerts et ils y restent pour avoir des informations plus claires concernant les océans. On travaille avec Michel Segonzac, qui est membre honoraire du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. C’est un spécialiste des abysses, un océanographe érudit qui a énormément œuvré pour la connaissance des fonds marins. Comme, dans chaque région, l’objectif est de travailler avec des scientifiques locaux, on va aussi travailler avec Yann Tremblay, un biologiste marin spécialiste des poissons, Romain Pete du SMBT, le Syndicat mixte du bassin de Thau, et Grégoire Perrin, du Biodiversarium de Banyuls-sur-Mer. »

Photo de têtière via Pixabay
Pour aller plus loin...
La page web qui présente Océans infinis

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