Le 22 septembre, le pianiste et essayiste Patrick Scheyder et le militant Thomas Brail reprendront à la Gaîté Lyrique un spectacle détonant, « Eloge de la forêt », créé lors de la Nuit Blanche 2024. Ils partiront ensuite sur les routes de France, passant notamment par Grenoble dans le cadre du Climat Libé Tour. Les explications du musicien à propos de cette aventure mais aussi à propos de la fonction de l’art…
Comment avez-vous rencontré Thomas Brail, l’homme qui s’est perché dans un arbre face au ministère de la Transition écologique ?
Patrick Scheyder : « Je joue souvent du piano en extérieur, dans des parcs, des jardins, des espaces naturels. Mes spectacles parlent de biodiversité. Dès le départ, les services des espaces verts des villes ont toujours été très partants pour accueillir les spectacles. Je travaille souvent avec Alain Bougrain-Dubourg sur un concept de spectacle intitulé « Des jardins et des hommes ». J’ai également réalisé un événement important au musée d’Orsay, fin novembre dernier, autour de George Sand, de l’école de Barbizon et de Théodore Rousseau, qui a très bien marché. Je m’étais habillé avec une veste à sequins, des leds de couleur verte couraient sur moi et donnaient l’impression que des racines m’entouraient… Je me suis dit qu’on pourrait aller plus loin. J’avais envie d’écrire un nouveau conte écologique. C’est comme ça que ça s’est présenté à mon esprit. J’ai entendu parler, un peu comme tout le monde, de Thomas Brail. Quand j’ai lu qu’il avait été jardinier pendant 10 ans à Mazamet, un lieu que je connais bien, je me suis dit « Un jardinier qui fait ça, c’est quand même très spécial ; il faut absolument que j’aille voir ce gars ». Je l’ai appelé. Il avait mon livre sur George Sand et la forêt de Fontainebleau. Je lui ai parlé d’une manière très intuitive et il m’a dit « Venez ». Je suis allé à Mazamet. Je lui ai dit 3 phrases et il m’a répondu « Patrick, c’est exactement ce que j’ai envie de faire ». En fait, mon intuition était juste : il est très proche de la musique, il fait du rock. Il a fait une école de théâtre pendant quelques années quand il était à Paris. Pour lui, l’art n’est pas du tout une chose étrange, ni étrangère. C’est extrêmement important pour lui, même s’il ne le met pas en avant parce qu’il donne généralement une autre image. Faire de l’art, c’est un moyen de toucher un public différent. A partir de là, tout est allé très vite. On est devenu amis. On se comprend et on s’entend extrêmement bien. Moi, je m’enrichis de ce dialogue qui me change d’un milieu intellectuel que, par ailleurs, je fréquente sans arrêt (je suis continuellement avec des gens de Sciences Po). On s’entend très bien mais je pense que les gens de terrain sont importants. Je crois d’ailleurs que les gens qui s’occupent de la terre sont beaucoup trop absents de nos débats. »
Quelle forme a pris votre création commune, « L’éloge de la forêt » ?
Patrick Scheyder : « J’avais vraiment une vision en tête. Je voulais que ce spectacle soit multicolore, avec des images, de la musique, qu’il n’ait rien à voir avec ce que je faisais auparavant. Je travaille avec Iman, le compositeur du rappeur Damso, je fais une musique qui est à cheval entre pop, rock, classique et rap. Il y a du mapping sur le piano, qu’on habille en blanc et qui sert d’écran. Il y a également un mapping géant sur la façade. C’est extrêmement remuant, vivant. C’est ce que j’appelle un « nouveau conte écologique », dans le sens où il me semble que l’écologie doit arrêter d’emmerder le monde, dans sa façon de s’exprimer. Je voulais un cocktail séduisant, disruptif et qui plaise à une majorité de personnes, y compris et surtout ceux qui se foutent totalement de l’écologie, parce qu’ils sont beaucoup plus nombreux que ceux qui s’y intéressent. C’est vers eux qu’il faut aller. On a quelque chose de spectaculaire : Thomas descend d’une façade en rappel, un acrobate fait un duo époustouflant avec une bétonnière, dans laquelle il rentre et qui symbolise la bétonisation des sols… C’est extrêmement coloré, ce n’est pas du tout misérabiliste. Ce que je voulais, c’est qu’on soit toujours entre le rire et les larmes. On a monté le spectacle en 4 mois. On l’a créé lors de la Nuit Blanche à Paris. Ça a été un vrai succès, il y avait plus de 1 000 personnes. Là, on le reprend à la Gaîté Lyrique, dans un processus très différent, puisqu’on sera dans la salle immersive, où il y a des écrans sur chaque mur et un maximum de 100 personnes. Ça va être extrêmement différent et c’est une vraie opportunité pour nous de repenser le spectacle, d’évoluer, parce que l’idée n’est pas de faire 10 fois la même chose. »
J’ai l’impression que, pour vous, l’essentiel est de parler autrement des questions d’écologie…
Patrick Scheyder : « C’est notre boulot, à nous les artistes, de parler de quelque chose. Je ne suis pas favorable à l’art pour l’art nombriliste. L’art est utile. Il l’est depuis la nuit des temps. Etre utile, c’est très important pour moi. J’ai écrit un livre sur Léonard de Vinci. J’ai lu les carnets qu’il avait écrits (3 tomes de 500 pages chacun) et il pense tout le temps à ça : être utile. C’est vraiment également ma préoccupation. Lui a trouvé la peinture, moi la musique, l’écologie. Je pense que l’artiste doit avoir un poids positif sur la société. Les gens du XIXe siècle l’avaient très bien compris : Victor Hugo n’était pas qu’un littérateur, c’était un penseur, un philosophe, un homme politique… George Sand idem. Ils avaient une conscience sociale ou sociétale qui manque peut-être au monde artistique actuellement. J’aime ces gens qui sont capables d’écrire un poème mais aussi de s’engager pour des idées, pour une vision de la société très pragmatique, qui n’a rien à voir au premier abord avec leur poésie. Il faut être multicarte. L’écologie, c’est ça aussi, pour moi : ne pas être dans un silo à ne s’occuper que de sa spécialité. Donc, ce n’est pas moi qui vais pleurer sur une société qui se fendille, parce qu’à partir du moment où on va créer autre chose à partir de cet effondrement, c’est une bonne chose. »
Vous avez fondé une association, « l’écologie culturelle ». De quoi s’agit-il ?
Patrick Scheyder : « Elle est née des expériences de spectacles que je donnais depuis plus de 10 ans dans des espaces verts. On alternait musiques et textes. Je trouvais des textes sur ce qu’on appelle maintenant « l’écologie » qui étaient incroyables. J’étais un peu halluciné que les écolos eux-mêmes ne connaissent pas ces textes. Par exemple ce texte de George Sand que j’ai redécouvert : une tribune en faveur de la forêt de Fontainebleau écrite dans le journal Le Temps, qui est l’ancêtre du journal Le Monde. C’est la première tribune écologique en France, et peut-être même au-delà. Tout y est, toutes nos préoccupations du moment. Il y a plein de textes pareils, notamment de Michelet. C’est incroyable qu’on ne les connaisse pas ! J’ai commencé à écrire des livres sur l’histoire de l’écologie. Je me suis dit qu’on devait aller plus loin. Si les écolos méconnaissent leur propre histoire, il est sûr que ceux qui ne le sont pas la connaissent encore moins. Il faut diffuser ces idées. L’écologie, ce n’est pas seulement un entre-soi de scientifiques, de connaisseurs ou de gens bien intentionnés qui s’appellent « les gentils », alors que ceux qui les contredisent sont appelés « les méchants ». Il faut sortir de la cour d’école. Pour moi, l’écologie est culturelle. Le néo-libéralisme, lui, est non seulement économique et politique mais aussi culturel. La grande intelligence du néo-libéralisme est de tenir compte de la psychologie des gens. Certes, c’est pour les manipuler. Mais il ne se dit pas : si on s’appuie sur la science, tout le monde va comprendre et tout le monde va adhérer. Par la culture, il y a un moyen de faire passer ces idées, celles de l’écologie, du respect du vivant. C’est comme ça qu’est née « l’écologie culturelle ». J’ai rencontré très rapidement Pierre Gilbert, qui est prospectiviste, et Nicolas Escach, qui est directeur du Campus des Transitions de Caen, rattaché à Sciences Po Rennes. Très vite, on a écrit un manifeste. En fait, on a écrit 3 manifestes en 2 ans ! L’Ademe nous a soutenus, puis l’Office Français de la Biodiversité. Je crois effectivement qu’il faut donner de l’écologie une vision plus complète que les seules visions scientifiques ou pragmatiques, qui sont extrêmement importantes, indispensables même : une vision également sensible, qui donne des racines à ceux qui réfléchissent à l’écologie, pour qu’ils ne se croient pas les premiers au monde à penser ça. Il faut cesser de croire qu’avant tout allait bien et que maintenant tout va mal. Cette vision historique est fausse. Les replacer dans leur contexte permet de donner un sens à toutes ces luttes et notamment, pour la jeunesse, de se dire « On n’est pas né au mauvais moment, dans la pire des périodes ». Il y a toujours eu des « pires périodes », il y en aura d’autres. Placer les autres dans une histoire, c’est leur donner la possibilité de la modifier, de la faire évoluer, plutôt que d’être des proies dans un monde ballotté en tous sens, dont les tenants et les aboutissants leur échappent. C’est le boulot de la culture : recontextualiser les problèmes de société et leur donner un sens. Ce que les Françaises et les Français souhaitent, c’est que leur vie ait un sens. »
Photo de têtière : François Mauger
Autres photos : Florent Mahiette
Pour aller plus loin...
Le site web de l'association L'écologie culturelle