Mark Kreider n’est pas un scientifique ordinaire. Ses sujets d’étude sont peu communs et les leçons qu’il en tire paraissent paradoxales. Une bourse de recherche de la National Science Foundation a notamment permis à ce doctorant de l’université du Montana d’étudier les conséquences de la lutte contre les incendies et d’en déduire qu’elle est excessive : s’il y avait plus de feux, estime-t-il, ils seraient certainement moins violents. Mark Kreider a également la particularité d’exprimer ses idées en musique. Il donnera par exemple un récital de piano sur le thème du feu le 23 avril dans l’auditorium de son université. Conversation à distance avec un chercheur passionné…
Pourquoi vous intéressez-vous tant aux incendies de forêt ?
Mark Kreider : « Je m’y intéresse en raison de leur importance dans la culture et la société. Une grande partie du monde est confrontée à une « crise des feux de forêt », avec un nombre croissant d’incendies, qui s’explique par le changement climatique, l’accumulation de combustible et l’augmentation des départs involontaires. Paradoxalement, tout cela est aggravé par la suppression des incendies (voir les recherches récentes que mon équipe et moi venons de publier dans Nature Communications). Je trouve également le sujet des incendies de forêt important car il s’agit d’un processus naturel à l’intersection de nombreuses disciplines : écologie, politique, santé publique, droit et politique, psychologie… De nombreuses personnes sont très attachées aux forêts ; elles comptent énormément. »
Les journaux télévisés européens nous montrent des images affolantes de feux de forêt géants en Californie ou au Canada. Faut-il craindre la disparition des forêts en Amérique du Nord ?
Mark Kreider : « Il est normal que l’augmentation des feux de forêt dans l’ouest de l’Amérique du Nord (et dans de nombreuses autres régions du monde, par exemple la région méditerranéenne) suscite des inquiétudes mais une partie de la couverture médiatique est trop catastrophiste. Les incendies tuent les arbres mais ils détruisent rarement une forêt entière. La plupart des incendies libèrent plutôt de la lumière et des ressources, permettant ainsi à de nouveaux plants de se régénérer. Presque tous les espaces contenant des plantes sont inflammables et de nombreuses espèces s’adaptent au feu, ou ont même besoin du feu pour se régénérer. Il est vrai que le changement climatique rend plus difficile la réapparition des arbres et des forêts dans certaines régions (par exemple, dans des régions chaudes et sèches comme le sud-ouest des États-Unis). Dans ces régions, la végétation pourrait se transformer en espèces plus adaptées au climat, comme les graminées et les arbustes. Cependant, dans de nombreux endroits, les espèces forestières peuvent encore réapparaître après un incendie et la forêt traverse un cycle très naturel d’incendie et de renaissance. Nous avons effectivement besoin que la gestion forestière change pour faire face à la crise des feux de forêt. Par exemple, il faut réduire les combustibles et permettre davantage de feux aux moments où les conditions météorologiques sont modérées. Mais les forêts nord-américaines ne sont pas menacées de disparition immédiate. »
Vous allez jouer des pièces inspirées du feu lors d’un récital de piano. Vous interpréterez des pièces d’Igor Stravinsky ou de Fazil Say. Pourquoi avoir choisi ces œuvres ?
Mark Kreider : « Je suis ravi de présenter un récital de piano sur la musique et l’écologie du feu. J’ai choisi ces pièces parce qu’elles évoquent différents éléments des feux de forêt et de la crise des incendies. Par exemple, je jouerai trois pièces qui correspondent aux trois choses dont les incendies ont besoin pour se maintenir (ce qu’on appelle le « triangle du feu ») : le carburant, l’oxygène et la chaleur. L’œuvre de Jean Sibelius Le bouleau évoque le combustible, l’étude La harpe éolienne de Chopin évoque le vent qui apporte de l’oxygène aux incendies et Etincelles de Moszkowski évoque la chaleur nécessaire à l’allumage. Je jouerai Vers la flamme d’Alexandre Scriabine, une pièce fascinante qui représente musicalement l’accumulation progressive de chaleur sur terre jusqu’à la destruction. Une vision prémonitoire du changement climatique, étant donné qu’elle a été écrite en 1914 ! D’autres morceaux, comme Black Earth de Fazil Say ou Fire Dances de huit compositrices australiennes, nous aident à gérer le chagrin causé par un incendie de forêt. Le feu peut considérablement changer les endroits que nous connaissons et aimons et entraîner des semaines ou des mois de fumée suffocante. Les impacts du feu sur la sécurité, la santé et la psychologie sont très réels. À travers ces pièces, j’espère mettre en évidence les étapes importantes que nous pouvons suivre pour apprendre à vivre avec le feu (par exemple, fournir à tous des filtres à air à moindre coût, accroître le recours au brûlage dirigé pour atténuer les incendies plus importants et plus extrêmes…). Enfin, je terminerai par un arrangement pour piano de la suite Firebird de Stravinksy, mettant musicalement en valeur la destruction par le feu mais aussi la belle renaissance et la régénération des écosystèmes après les flammes. Cette musique met en valeur les nombreuses émotions que le feu peut susciter et nous aide à envisager des voies potentielles à suivre. »
Selon vous, quel rôle la musique peut-elle jouer dans le débat écologique actuel ?
Mark Kreider : « Je pense que la musique, tout comme les autres arts, peut nous aider à voir quelque chose de familier sous un nouveau jour. Surtout dans l’ouest de l’Amérique du Nord, où nous sommes bombardés par les médias au sujet des incendies de forêt, sans parler de l’inhalation de fumée pendant une grande partie de l’été, certaines années. L’art peut nous permettre d’envisager de nouvelles idées, par exemple celle-ci : le feu peut être à la fois destructeur et attristant mais aussi rajeunissant et écologiquement important. L’art nous permet de regrouper ces idées contradictoires et complexes, tout en envisageant des solutions et des opportunités. La musique et l’art racontent également des histoires et peuvent donc constituer de puissants moyens d’exprimer des idées complexes de manière apparemment simple. Je suis fasciné depuis de nombreuses années par d’autres artistes qui utilisent leur travail pour mettre en lumière des questions écologiques (par exemple, les photographes et cinéastes naturalistes). Nous avons besoin de scientifiques qui effectuent des recherches, mais, de façon tout aussi importante, nous avons également besoin d’artistes et de conteurs pour diffuser nos recherches et imaginer le genre de monde dans lequel nous voulons vivre, à la lumière des nombreux défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés. »
Photo de têtière : Gerart (via Pixabay)
Pour aller plus loin...
Le site web de Mark Kreider
L'article de Mark Kreider dans Nature Conversation