Mieux vaut avoir du temps devant soi lorsqu’on engage une conversation téléphonique avec Marc Loopuyt. Le joueur de luth a tellement voyagé, tellement lu, tellement appris et enseigné, qu’il part immédiatement dans de longues explications passionnées. Notamment à propos de son passe-temps du moment : le dialogue musical avec les oiseaux. À partir du samedi 27 avril et jusqu’au mardi 7 mai, Marc Loopuyt propose en effet 24 sorties en petits groupes afin de l’écouter jouer du târ, le luth arménien, pour les oiseaux des parcs et jardins de la métropole lyonnaise. Conversation encyclopédique…
Pour cette série de concerts, tout part d’une tradition lointaine, celle d’emmener les apprentis musiciens écouter les oiseaux… D’où vient cette tradition ?
Marc Loopuyt : « Cette tradition avait lieu en Orient et en Occident, au Moyen Âge. Même en France, jusqu’aux poètes du XVIe siècle, en particulier Louise Labbé et Du Bartas… J’ai creusé la chose cette année. J’avais déjà quelques éléments mais j’ai approfondi. Au XVIe siècle, en France, pratiquement tous les poètes étaient aussi chanteurs et luthistes. S’il ne jouaient pas de luth, ils étaient entourés par des joueurs de luth. Du Bartas parle beaucoup du luth et il raconte qu’il va chanter dans les forêts avec le rossignol. Il y a un élément dans la musique savante occidentale qui a disparu depuis, c’est la préoccupation pour l’articulation. Quand on enlève les consonnes, on n’articule plus. Ce sont les consonnes qui sculptent le son pour lui donner du sens. Autrefois, les gens étaient bien plus cultivés qu’on ne le pense et ils connaissaient la gématrie, la science de la valeur des lettres, qui existait chez les Grecs, chez les Arabes, chez les Hébreux, chez les Araméens mais pas chez les Romains. Dans la métaphysique ancienne, il y avait une image de la création du monde qui passait par l’alphabet. C’est la genèse des lettres qui crée la possibilité de tous les mots ; cette possibilité crée l’éventualité des noms et, quand le nom est créé, la chose suit. Ça, c’est pythagoricien. A la Renaissance, il y a eu des mouvements néo-pythagoriciens dans la poésie française et cette sensibilité mettait l’accent sur l’articulation. Or, qui est le maître de l’articulation ? L’oiseau ! Quand vous ralentissez le chant des oiseaux et que vous essayez d’analyser les phonèmes, là où la langue française en a environ 45, l’oiseau en a environ 400. Les anciens étaient extrêmement perspicaces et observateurs. Ils avaient compris que l’oiseau était un modèle pour l’articulation. C’est pour ça que les maîtres amenaient leurs élèves écouter en particulier le rossignol, parce que lui et le merle sont des artistes de la nature qui profèrent un discours que la conscience humaine arrive à bien capter. Il y a une espèce de lenteur du déploiement de la phrase, que notre intelligence peut saisir, alors que ce que fait une alouette lulu, par exemple, est tellement resserré qu’il faut l’enregistrer et le ralentir pour percevoir la structure des phrases. La préoccupation pour l’articulation a disparu de la musique occidentale au temps des Romantiques et a disparu du langage au temps de la Révolution. Le français ancien est beaucoup plus articulé que le français moderne. J’habite dans le Languedoc, où les consonnes sont précises et affirmées et où il y a des tons musicaux. Le langage moderne tel qu’il se pratique à Paris est si aplati que, quand un Parisien entend un Languedocien, il commence par rigoler. Un fossé s’est creusé entre les deux. Il y a eu au Québec une fixation du langage au temps de l’immigration française et on voit bien qu’ils ont conservé certains phonèmes qu’on n’a plus. Ces phonèmes reflètent l’état de la langue française au XVIe ou au XVIIe siècle. J’ai fréquenté la musique orientale. Après le flamenco, je me suis intéressé au Maroc, aux musiques berbères, puis aux musiques turques et, à la fin, à la musique d’Azerbaïdjan. J’ai passé une année complète là-bas, auprès des musiciens. A l’époque baroque chez nous, les grands compositeurs avaient un répertoire d’effets sonores que le musicien pouvait obtenir. Le répertoire de ces effets dans la musique d’Iran ou d’Azerbaïdjan serait bien plus riche. J’ai eu la chance de passer une année à Bakou à ne faire que de la musique, grâce au prix Villa Médicis hors les murs. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux oiseaux, parce que j’avais acquis un minimum de réflexes articulatoires. »
Pour revenir à vos concerts, comment réactualisez-vous ces traditions dans un milieu urbain comme celui de Lyon ?
Marc Loopuyt : « A partir du moment où l’oiseau est là, milieu urbain ou milieu rural, ça n’a aucune importance. Le miracle, c’est qu’il arrive à se maintenir dans le milieu urbain. Des rossignols, il n’y en a pas énormément dans les villes. Tout dépend des villes. Il y en a plus dans les villages. J’ai fait une exploration dans l’Aude, à Lagrasse, parce qu’on y a un projet pour l’année prochaine. Cette petite ville médiévale, très belle, avec peu de circulation à l’intérieur, est truffée de rossignols. A Lyon, c’est plus difficile. Quand j’ai exploré la ville l’année dernière, j’étais sûr qu’en montant à Fourvière, j’allais en trouver partout mais rien du tout… Il m’a fallu des jours d’exploration pour en trouver dans le parc de Gerland et à la Feyssine. Pour que le rossignol soit présent, il faut des arbres et des buissons épineux, parce que c’est là qu’il fait son nid, non loin du sol. Les ronces sont excellentes pour lui. Il faut de l’eau à proximité, parce qu’il a besoin des insectes pour se nourrir. Au Parc de Gerland, il y a, à un certain endroit, tout cela. J’espère que le rossignol reviendra. Les rossignols ont leurs habitudes, ils reviennent toujours au même endroit mais il y a les aléas de la migration. Quand ils remontent des régions subsahariennes, ils sont confrontés à l’harmattan et, selon l’humeur du vent, ils arrivent à destination ou pas. Certains meurent d’épuisement. A dieu ne plaise… Le rossignol est timide et pas du tout timide en même temps. Il ne se montre pas. Vous le voyez exceptionnellement quand il est fou amoureux et qu’il sort d’un buisson. Mais il peut être près des hommes. S’ils ont un comportement calme, il peut s’approcher. Dans l’Aveyron, l’année dernière, j’ai joué à l’abbaye de Sylvanès et j’ai amené un groupe de 30 personnes à deux mètres d’un rossignol. Ils étaient très calmes. Je les avais bien briefés : ils étaient réceptifs et tranquilles. Ils ont tous entouré le buisson et j’ai joué à 2 mètres d’un rossignol qui était dans le feuillage bien serré. Ça a duré un quart d’heure. »
Dans ces cas-là, est-ce que le rossignol vous répond ?
Marc Loopuyt : « Toute la question est là… La première fois que j’ai dialogué avec un rossignol, ça s’est fait accidentellement. J’étais dans un parc en Lorraine. Je jouais du luth au printemps sous une haie de lilas. J’arrête de jouer et, toc, le voilà qui chante à 3 mètres au-dessus de ma tête. Comme il a l’art de faire une phrase puis de se taire, je me suis dit « Mais pourquoi ne pas m’infiltrer dans son silence ? ». J’ai essayé de l’imiter. Je me suis dit « C’est un maître, j’essaie de rejouer sa phrase ». C’est comme ça que ça a commencé. Il m’a fallu du temps pour adopter son langage, pour savoir comment s’accorder. Il faut analyser sur quel mode il joue mais, pour cela, il faut passer 20 minutes avec lui. Pourquoi ? Parce que, lorsqu’il fait une phrase, il emploie 3 ou 4 notes, pas plus, et qu’il fait évoluer son exploration de la gamme petit à petit. Au bout de 20 minutes, vous savez où il va exactement. Pour moi, il s’exprime sur 5 modes différents, que je retrouve dans la musique d’Azerbaïdjan. Il se trouve par ailleurs que, dans l’art du chant de cette planète qui s’appelle la Terre, la manière de chanter qui se rapprocherait le plus de l’oiseau est celle des Azéris. Ils pratiquent le « tarir », une sorte de yodel dont le nom se traduit par « réchauffement », qui est hyper physique. Lors d’une soirée de 3 ou 4 heures de musique, ce moment de yodel va durer au maximum 10 minutes mais c’est pour lui que les gens viennent. A ce moment-là, pratiquement, l’homme devient rossignol. J’ai beaucoup travaillé avec un chanteur d’Azerbaïdjan qui s’appelle Agha Karim. Lui est capable de développer une demi-heure de yodel. C’est un montagnard, une force de la nature. Donc, je me sens armé pour savoir comment répondre au rossignol. Quand on lui répond assez bien pendant un certain temps, effectivement, il y a un dialogue qui s’installe. Dans ces cas-là, par moments, on ne sait plus qui propose quoi. Quand le rossignol commence à broder sur une note que j’ai faite, il le fait facilement. C’est mon maître, un grand maître. On ne pourra jamais l’imiter parfaitement, on ne peut être que des apprentis. Cinq secondes de chant monodique de rossignol sont beaucoup plus compliquées que cinq secondes du discours polyphonique de Bach ou de Beethoven. Son chant est d’une complexité surhumaine mais ça n’empêche pas d’essayer. Des amis m’ont enregistré et il y a quelques moments très réussis, où on voit que, évidemment, c’est un dialogue. Lui pèse 21 grammes, nous 3 000 fois plus. Imaginez la taille de son cerveau ! Malgré cela, il a une espèce d’ordonnancement du discours musical qui mêle esthétique et logique. Quand j’emmène un groupe d’auditeurs auprès d’un rossignol, il y a des séances réussies, des séances normales et, de temps en temps, un moment exceptionnel où la connexion des consciences est évidente. Ça n’arrive pas tous les jours, c’est une aventure risquée mais l’Opéra de Lyon a bien voulu y participer. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
La page du site web de l'Opéra de Lyon consacrée à ces sorties