Du 21 septembre au 21 décembre, Lorenzo Naccarato reliera la mer Baltique aux plages du Sénégal, comme le font chaque automne certains oiseaux migrateurs. Sur le chemin, le pianiste toulousain donnera des concerts mais cherchera également à s’informer auprès d’ornithologues et de naturalistes, amassant ainsi des connaissances qui alimenteront ses prochains morceaux. Discussion téléphonique avant le concert qu’il donnera à Paris, à la Maison Heinrich Heine de la Cité Internationale Universitaire, le samedi 28 septembre.
Combien de temps allez-vous rester ainsi sur la route ?
Lorenzo Naccarato : « Le voyage va durer tout l’automne. J’ai quitté ma maison, mon nid, à Toulouse, il y a maintenant 10 jours. Je rallie le nord de l’Allemagne et la mer Baltique, où je donnerai le 21 septembre un premier concert qui signera le début officiel de la « Tournée des oiseaux ». Entre le 21 septembre et le 21 décembre, je vais me déplacer en petit camion, en Peugeot Boxer, pour rallier Saint-Louis du Sénégal, où je jouerai le 21 décembre pour clore cette série de concerts. A Saint-Louis du Sénégal, j’ai la chance d’avoir été pris en résidence par un lieu d’art contemporain qui s’appelle la « Villa Ndar », une petite Villa Medicis ouverte il y a quelques années. J’y serai en résidence tout le mois de décembre. J’arriverai autour du 7 ou du 8, avec mon piano qui s’appelle « Italo » (en hommage à Italo Calvino). Cette résidence me permettra de poser les bases d’un nouveau répertoire inspiré par cette première « Tournée des oiseaux ». Ça me permettra aussi d’aller à la rencontre d’ornithologues et de musiciens et de visiter des réserves naturelles proches, en particulier la réserve du Djoudj. »
D’où vous vient cet intérêt pour les oiseaux ?
Lorenzo Naccarato : « Mon intérêt pour les oiseaux vient d’un besoin de me rapprocher du vivant, ainsi que d’un besoin de liberté, d’émancipation dans ma manière d’être musicien. L’idée de ce projet a commencé à germer pendant le confinement. Avant, en 2019, j’ai pu me produire dans des festivals, notamment à Saint-Louis du Sénégal et au bord de la mer Baltique, sur une île au nord de Hambourg. J’y avais été invité à présenter en trio mon deuxième disque, un album plutôt jazz. Ces deux concerts m’ont à la fois rendu fier de me faire entendre dans des géographies et des cultures aussi éloignées l’une de l’autre et fait douter. Le modèle de voyage et de tournée qui était à l’œuvre me laissait perplexe. Je n’avais pu passer que 24 heures dans chacun de ces endroits. J’avais pris des avions. Je ressentais une vraie frustration. Une place de musicien dans la société devrait dépasser l’heure et demie où il peut accéder à une tribune ou une scène. Le musicien devrait s’inscrire dans un temps plus long sur un territoire. Même si j’évite désormais de prendre l’avion, je ne veux pas renoncer aux tournées. Mais je veux faire ces voyages en ressentant les distances, en comprenant les territoires que je traverse, leur géographie. Pendant que je réfléchissais à ma circulation, à la circulation de mon travail, je lisais le livre de Vinciane Despret, la philosophe belge qui a écrit Habiter en oiseau. On m’avait offert cet essai, il était resté dans mes valises depuis pas mal de temps. Au début du confinement, je me suis plongé dans cette lecture, que j’ai trouvée assez exigeante. J’ai picoré ce texte, j’y suis revenu de plus en plus souvent. Le titre à lui seul m’a semblé un bel objectif à viser. Je me suis dit qu’en tant que pianiste, j’allais aussi tâcher d’habiter en oiseau, c’est-à-dire d’avoir une forme de légèreté, qui me semble maintenant vitale et indispensable. En plein confinement, on avait besoin de croire encore à des espaces de liberté, de dialogues, de rencontres avec les autres. Enfin, il y avait un souvenir que j’avais emporté avec moi, un souvenir commun à Saint-Louis du Sénégal et à cette île au nord de Hambourg : la présence des oiseaux. Je les avais vus de manière un peu fugace, presque volée. J’avais été marqué par leur présence. Je me suis dit que les oiseaux, eux aussi, parcourent des distances colossales, qu’eux aussi fabriquent des territoires avec une forme de musicalité, que, comme les musiciens, eux aussi cherchent péniblement des endroits où faire exister leur chant. Cette « Tournée des oiseaux », je l’ai d’abord pensée pour eux, pour les oiseaux, en me disant « Je vais leur rendre hommage, je vais tâcher de m’en inspirer, des les suivre, de leur prêter attention, à ceux qui sont encore vivants aujourd’hui, comme à ceux qui sont disparus ». La question de l’extinction est en effet au cœur de ce projet. »
Les oiseaux ont-ils réellement défini votre parcours ?
Lorenzo Naccarato : « Oui. J’ai pu consulter des atlas migratoires. J’ai étudié les espèces qui pouvaient faire cette route-là et je me suis demandé quels couloirs ils empruntaient pour aller de la mer Baltique à l’Afrique subsaharienne. A partir de là, j’ai défini une route, sur laquelle j’ai assez de points d’attache : des lieux qui m’ont déjà programmé, des parcs naturels ou des réserves où je veux me rendre pour apprendre, aller à la rencontre d’ornithologues… C’est ainsi que s’est dessinée une première route, qui part des environs de Rostock pour rallier Saint-Louis en passant plutôt par la côte Atlantique, et donc le Pays Basque, la côte marocaine, la Mauritanie… Les oiseaux ont défini ce parcours. Ensuite, je me suis employé avec une petite équipe à chercher une multitude de lieux partenaires entre le nord de l’Allemagne et le Sénégal, en veillant à avoir autant de lieux culturels que de lieux dédiés à la préservation de l’environnement. Il y aura des réserves et des parcs naturels qui vont m’accueillir pour des temps de résidence, des temps de documentation. En marge des concerts que je donne, j’essaie de collecter des chants d’oiseaux que j’enregistre sur des cassettes. Je réalise aussi des entretiens avec des personnes rencontrées tout au long du parcours, des entretiens qui ont parfois une dimension radiophonique ou qui peuvent être plus courts : je demande alors qu’on me livre un souvenir lié aux oiseaux. Un peu comme Audubon qui descendait le Mississippi et dessinait les oiseaux au XIXe siècle, j’ai envie de réunir une documentation, plutôt sonore. »
Comment vous êtes-vous préparé pour ce trajet ?
Lorenzo Naccarato : « Entre 2020, l’année où j’ai imaginé la « Tournée des oiseaux », et cet automne où elle se réalise, quatre années se sont écoulées. Pendant ces quatre ans, j’ai travaillé avec un chanteur toulousain, une sorte de troubadour contemporain qui s’appelle Manu Galure. Entre 2017 et 2019, il s’est élancé dans un tour de France à pied. Il parcourait chaque jour une vingtaine de kilomètres, arrivait dans un village, donnait un concert le soir puis recommençait. Il a dû faire 400 concerts en deux ans, ce qui est assez inspirant. A la fin de son tour de France, en décembre 2019, juste avant le confinement, Manu m’a proposé de le rejoindre pour être le pianiste de son spectacle Vertumne. Le modèle de tournée vers lequel il voulait tendre, c’était une autonomie technique : se déplacer en petit camion, avec deux pianos, un piano à queue et un piano droit, le système son, de la lumière, la scénographie… Il voulait qu’on apprenne à être autonome et à s’installer seuls dans les salles les plus diverses. Pendant quatre ans, j’ai énormément bossé aux côtés de Manu et on a monté une association qui s’appelle « Le cachalot mécanique ». C’est en m’appuyant sur cette association que je peux porter administrativement et techniquement la première « Tournée des oiseaux ». Je suis entraîné et formé au déplacement des pianos. Je pars avec mon piano personnel, un piano droit, plutôt d’un gros modèle. Je l’avais acheté à Toulouse en 2015, à l’époque où je jouais dans un bar à cocktails. Je me suis longtemps formé en travaillant comme pianiste dans des bars, avant de tourner dans des festivals de jazz. La problématique, c’est que les bars n’ont souvent plus de piano. Je me suis dit que j’allais en acheter un et l’installer au Fat Cat, un bar à cocktails. Récemment, j’ai fait passer le piano chez un garagiste. On a fabriqué des roues qui me permettent de le déplacer. J’ai travaillé cet été avec un ébéniste pour faciliter le chargement dans le camion. Il pèse 250 kilos. Même si je l’ai mis à la diète pour la tournée, bouger 250 kilos, moi qui en fais 60 et quelques, c’est un peu hasardeux. On a développé des systèmes avec des poulies et des cordages, qui divisent les charges et me permettent de le faire descendre et remonter seul. Pour autant, ce n’est pas une opération anodine. J’ai failli arrêter la tournée il y a quelques jours. Le piano m’est tombé sur le pied. J’étais à côté de Strasbourg pour un concert sur ma route. Quelqu’un voulait m’aider et je ne l’ai pas assez bien encadré. J’ai eu le pied écrasé et j’ai cru que c’était la fin de la tournée. J’ai passé la nuit aux urgences, on m’a réparé et, depuis, j’ai pu assurer un concert à Stuttgart. Mais j’ai eu peur que ces 4 années de préparation s’évanouissent un soir aux urgences. »
Photo de têtière : François Mauger
Autres photos : Charles Schneider
Pour aller plus loin...
Le site web de Lorenzo Naccarato