Dans Macbeth, rien ne peut arriver de mal au héros tant que la forêt ne se met pas en marche. Dans Like Flesh, à l’inverse, c’est l’héroïne qui se met en marche vers la forêt, se métamorphosant peu à peu en arbre. Cet opéra de chambre qu’ont écrit la dramaturge britannique Cordelia Lynn et la compositrice israélienne Sivan Eldar vient d’être créé par la metteure en scène italienne Silvia Costa à l’Opéra de Lille. Il part en tournée, emmenant avec lui ses frappantes métaphores amoureuses et écologiques. Sivan Eldar revient sur l’origine de ce projet et sur la façon dont elle a tenté de donner une voix à la forêt et à l’environnement…
D’où vient l’idée de cet opéra qui traite autant de l’amour humain que de la relation à la nature ?
Sivan Eldar : Like Flesh est né de façon assez naturelle des compositions sur lesquelles Cordelia et moi travaillions ensemble. Très tôt, nous avons eu la certitude que nous allions créer une œuvre d’une grande ampleur. Nous étions excitées par la rencontre de la musique et du langage. Nous avons commencé à prêter attention aux thèmes qui réapparaissaient dans nos pièces : les mondes intérieurs et extérieurs, les frontières fragiles entre fantasme et réalité, l’amour, le désir et la solitude, la nature et ses créatures, ainsi, bien sûr, que la transformation. Finalement, Cordelia a posé les Métamorphoses d’Ovide sur la table. L’idée n’était pas d’en faire une adaptation stricte, mais de s’en servir comme source, en particulier des mythes à propos des arbres. Cependant, la métamorphose est toujours le point culminant de ces mythes. C’est là que l’histoire se termine. Nous voulions aller au-delà et notre première question pour le livret a été : comment les autres trouvent-ils le moyen de vivre après la transformation, le changement ? Pour chacune d’entre nous, il était excitant de tenter quelque chose de différent, autant sur le plan formel que narratif.
Dans cet opéra, la forêt est plus qu’un décor : elle chante. Pourquoi en avoir fait un personnage ?
Sivan Eldar : Formellement, Like Flesh est une série de scènes séparées par le chant d’un chœur d’arbres, La Forêt. Cordelia voulait adresser ce clin d’œil au chœur du théâtre grec antique, aux anciens mythes grecs d’Ovide qui l’ont inspirée. Le chœur chante la création et la destruction. Il chante notre monde tel qu’il s’est formé après la fonte de la dernière période glaciaire et parcourt 10 000 ans pour aboutir à un avenir dévasté. En ce sens, La Forêt est un personnage incarné par le chœur, un personnage provocateur et dérangeant, mais aussi séduisant. Dans la seconde moitié de l’opéra, alors que La Femme explore sa nouvelle forme, elle s’emmêle avec La Forêt dans une sorte de rituel d’initiation. Et, à la fin, la forêt est le dernier témoin de sa mort.
S’ajoute aux parties chantées par les interprètes ou jouées par l’ensemble Le Balcon une musique électronique diffusée sous les sièges, qui évoque le foisonnement et la transformation constante des formes de vie naturelles. Cette volonté de faire entendre le vivant était-elle déjà présente dans vos œuvres précédentes ?
Sivan Eldar : J’ai d’abord expérimenté ce type de configuration de haut-parleurs, également connu sous le nom de “réseau de haut-parleurs distribués”, dans ma composition Heave de 2018. Egalement créé avec Cordelia, Heave a été commandé pour le Carré Magique de Royaumont, une installation unique d’enceintes cachées dans les jardins de l’abbaye, créée par Manuel Poletti, Martin Antiphon et Jean-Luc Hervé. J’ai été particulièrement attirée par deux aspects de la configuration du Carré Magique. D’abord, sa nature voilée, qui permettait une nouvelle expérience d’écoute, hybride et dépaysante. De cet aspect ont également émergé les thèmes de Heave, qui plus tard ont donné naissance à ceux de Like Flesh : passage des mondes extérieurs aux mondes intérieurs, et vice versa, de l’humain à la racine puis à l’arbre. Le deuxième aspect était la spatialisation, avec une approche qui, au lieu de se focaliser sur un point central, se répartit entre des points et des perspectives multiples. Cela répond à ma lecture des travaux de l’anthropologue Anna Tsing, qui se concentre sur les réseaux écologiques collaboratifs et l’étude des grands cadres mondiaux en tant que processus locaux. C’est de ces expériences que vient mon approche polyphonique de l’électronique, ainsi que d’un modèle de synthèse à 64 canaux développé par le réalisateur en informatique musicale Augustin Muller à l’IRCAM. Cela rejoint également les thèmes écologiques de Heave et Like Flesh : le développement et la spatialisation du matériau sonore par cellules et par essaims, autrement dit par un mouvement collectif, un peu comme le vol des nuées d’oiseaux ou les mutations cellulaires, pour ne citer que quelques exemples. Utiliser un ensemble de haut-parleurs dispersés pour Like Flesh m’est donc apparu comme une évolution naturelle. Pourtant, contrairement à Heave, où le public et les chanteurs étaient placés parmi les haut-parleurs, dans Like Flesh la configuration nous permet de traverser de multiples espaces acoustiques, du plateau vers l’orchestre en passant sous la
surface même de la salle, et cela devient un support central de la dramaturgie de l’opéra.
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de Sivan Eldar La page web sur laquelle l'Opéra de Montpellier présente Like Flesh