Avec le changement climatique, les glaciers des Alpes prennent par endroits une teinte rouge ou orangée. Ce phénomène est dû à l’apparition d’une algue microscopique appelée « Sanguina nivaloides » dans la couche de neige supérieure. C’est l’un des points de départ du Sang des glaciers, deuxième opéra de la compositrice Claire-Mélanie Sinnhuber, porté par l’Opéra de Lyon. Il y est question d’une famille bouleversée par la réapparition du corps du père, alpiniste disparu dans les glaces, mais aussi par la métamorphose des éléments. Claire-Mélanie Sinnhuber explique son intérêt pour cette histoire…
Comment êtes-vous entrée dans ce projet et comment vous êtes-vous emparée de l’univers de l’eau et de la haute montagne ?
Claire-Mélanie Sinnhuber : « J’ai dit oui à l’idée d’écrire un opéra sur ce sujet, de forme légère, prévu pour l’itinérance. La nature et la légèreté sont deux choses qui m’intéressent beaucoup. Le livret n’était pas encore écrit. Nous avons travaillé collégialement dessus, la librettiste Lucie Vérot Solaure, la metteuse en scène Angélique Clairand, la dramaturge Catherine Nicolas et moi-même. Composer, c’est jouer avec les contraintes mais jamais au sens négatif du terme : les contraintes sont des éléments de stimulation. La première des contraintes, s’agissant d’un opéra itinérant — l’opéra partira en tournée dans un camion le premier trimestre 2025 après des représentations au théâtre du Point du jour à Lyon en décembre 2024 — fut l’effectif : il devait être ultra léger, ne dépassant pas trois musiciens. »
Et trois chanteurs…
Claire-Mélanie Sinnhuber : « Non, deux chanteurs : Mathieu Dubroca, baryton, qui incarne deux personnages, et Charlotte Bozzi, soprano colorature. D’autres voix existent dans la partition et sont prises en charge par les instrumentistes (chœurs parlés, voix de radio, messages d’alertes, chant populaire…). Il ne fallait pas se tromper quant au choix de l’instrumentarium car il fallait écrire une heure de musique et avoir à disposition une riche palette de couleurs susceptible de créer une dramaturgie. J’ai donc opté pour harpe, accordéon et violoncelle. La harpe et l’accordéon sont deux instruments qui peuvent apparaître comme des orchestres miniatures et offrent chacun une grande diversité de sons. La harpe est un instrument dont la résonance me fascine, je l’entends comme un instrument-espace : une note est jouée, et l’espace s’ouvre. Le paysage étant en quelque sorte un personnage, cela m’est apparu comme une évidence. Ensuite elle m’a permis localement d’évoquer la fluidité de l’eau. Je l’ai aussi beaucoup préparée (avec des pinces en métal, de la patafix…), ce qui m’a permis d’avoir toute une famille de sons percussifs. L’accordéon, qui possède lui aussi l’ambitus de l’orchestre, est un instrument que j’aime énormément, nous reliant à beaucoup d’imaginaires différents. On l’associe évidemment à la musique populaire mais il peut aussi faire penser à l’orgue, parfois même on dirait un son de synthèse. Il me rappelle aussi un instrument que j’ai découvert au Japon, le shô, l’orgue à bouche, que je compare à un harmonica céleste. C’est un son que j’aime beaucoup, qui se déploie dans la lenteur de façon irréelle et je me suis dit qu’il pouvait me permettre localement d’évoquer la glaciation, le gel, notamment lors de l’apparition en rêve du père mort, où je l’associe avec des harmonicas. Le violoncelle est à la jonction de tous les autres interprètes: les pizzicatos le rapprochant de la harpe, les sons à l’archet se fondant dans le son de l’accordéon. Il peut aussi devenir une voix non-verbale. »
Vous évoquez la légèreté et, effectivement, cet opéra voyage dans un camion vers des publics peu habitués à l’opéra. Cela vous a-t-il motivée ?
Claire-Mélanie Sinnhuber : « Je mets toujours en avant mon goût pour la légèreté lorsque je parle de ma musique et je serais donc mal placée pour dire qu’il n’y a pas assez d’instruments dans ce projet ! Ce que je trouvais poétique, c’était l’image d’un théâtre de tréteaux d’aujourd’hui : comment, avec très peu d’éléments, ouvrir un imaginaire sur une place de village, dans la cour d’une école… Le spectacle s’adresse à un public à partir de 14 ans. Je n’essaie pas d’écrire différemment quand je m’adresse à un public qui inclut des jeunes, car j’essaie d’utiliser un langage simple, direct, et non intellectuel dans toutes mes pièces. Mais je me suis quand même posé la question de la vocalité : je me suis souvenue de ma découverte de la voix lyrique, quand j’étais enfant. Cette voix, extrêmement codifiée, me paraissait étrange, un peu comme quand j’ai découvert à 20 ans l’opéra chinois, qui sonne de façon très spéciale à nos oreilles. Dans Le Sang du glacier, je me suis ingéniée à faire en sorte que la voix lyrique n’apparaisse pas tout de suite. Pour commencer, j’avais envie d’une couleur théâtrale, y compris dans l’écriture instrumentale : les bruits du plateau se mêlent à ceux des instruments et la chanteuse fredonne, comme nous le ferions nous-même lorsque nous préparons joyeusement notre valise. Je me suis amusée à écrire une sorte d’anti-ouverture, bruiteuse et fredonnée, mais dans laquelle on entend les principaux thèmes qui seront développés par la suite. Je pense que c’est quelque chose que j’aurais pu faire même sans m’adresser à un jeune public. Mais sachant qu’il y aurait des oreilles peu habituée au bel canto, cela m’est apparu comme une évidence : il fallait les guider tout en douceur dans cette vocalité, si possible sans qu’ils s’en aperçoivent. »
Pour vous, de quoi les algues rouges qui, chaque printemps, teintent la blancheur des glaciers sont-elles le symbole ?
Claire-Mélanie Sinnhuber : « Ce phénomène naturel, déjà décrit il y a 2300 ans par Aristote, prend aujourd’hui une ampleur inquiétante du fait du réchauffement climatique. Dans cet opéra, au-delà de la question écologique, il y avait le désir de montrer le glacier comme un être vivant (ce qu’il est). Avec ce rouge sang, c’est comme si le glacier avait un corps, des veines et des artères. Ces algues offrent une image forte, le rouge sur le blanc, qui relie cette histoire à d’autres histoires ou contes décrivant la même juxtaposition de la neige et du sang : Blanche neige, Perceval… »
Comment cet opéra s’inscrit-il dans votre parcours de compositrice mais aussi de citoyenne ?
Claire-Mélanie Sinnhuber : « Chaque projet offre ses contraintes spécifiques. Mon premier opéra a été écrit en collaboration avec le cinéaste Jean-Charles Fitoussi, il s’agissait d’un opéra-film, forme singulière, liant indissociablement la voix des acteurs du film à l’écriture vocale. Pour Le Sang du glacier, la contrainte était de déployer une dramaturgie essentiellement mentale, associant émotions humaines et éléments naturels, avec peu d’interprètes, sans perdre en expressivité. L’opéra est aussi fortement liée à la nature, or il se trouve que beaucoup de mes pièces instrumentales portent le nom d’éléments naturels : fleurs, nuages, gaz, oiseaux… Il ne s’agit aucunement d’une quelconque velléité de représentation, à laquelle la musique reste étrangère, mais d’une révérence et d’une admiration profonde pour la beauté et la fantaisie dont la nature est capable, qui m’inspirent et m’obligent, comme créatrice, à une grande humilité. Ma place de musicienne est de produire de la beauté musicale qui, si elle trouve des oreilles et parvient à enchanter comme la flûte de Tamino, peut peut-être, par surcroît, éteindre les passions destructrices. »
Photo de têtière : Annette (via Pixabay)
Autres photos : Jean-Louis Fernandez
Pour aller plus loin...
Le site web de l'Opéra de Lyon
Le site web de Claire-Mélanie Sinnhuber