Le chant diphonique mongol : un art à l’école de la nature

Le chant diphonique fascine. Par sa technicité, d’abord. Les chanteurs mongols sont capables d’un exploit qui semble surhumain : produire deux notes de fréquences différentes en même temps. Par l’univers qu’ils charrient, aussi. En les écoutant, l’auditeur européen rêve de steppes infinies et de chevaux au galop.

Quelle relation entretiennent ces musiciens avec la nature ? Nous avons interrogé l’un des spécialistes français de la question, l’ethnomusicologue Johanni Curtet, auteur d’une thèse de doctorat intitulée La transmission du höömij, un art du timbre vocal : ethnomusicologie et histoire du chant diphonique mongol. Guitariste, membre du trio Meïkhâneh, enseignant, il est également le directeur artistique de l’association Route nomade, avec laquelle il a publié une impressionnante Anthologie du khöömii mongol en deux CDs.

Johanni, a-t-on raison d’entendre l’imitation d’éléments naturels (le vent, un ruisseau…) lorsqu’on écoute du khöömii ?

Johanni Curtet : C’est exactement ça. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder plus largement les pratiques musicales traditionnelles mongoles. Que ce soient des pratiques instrumentales ou d’autres techniques vocales, tout est en lien avec l’environnement. Ce sont des musiques qui émergent dans un contexte rural, pastoral. On imagine bien que les bergers, qui sont nomades et animistes, passent la majeure partie de leur temps en dehors de la yourte. La condition de leur survie, de leur bien-être, de leur équilibre, est la prospérité de leur élevage. La famille dépend du troupeau. Il faut que les animaux broutent une bonne herbe, qu’ils soient en bonne santé, puisque la famille mange leur viande, utilise leur lait et tire des produits de leur peau, de leurs os… Dans ce contexte, qu’est-ce qui est le plus important pour les nomades de la steppe ou de la montagne ? La nature ! Ils se doivent d’entretenir une relation paisible et harmonieuse avec leur environnement. Toute forme d’art, notamment la poésie, est en dialogue, en résonance avec la nature. Au quotidien, cela donne des appels aux animaux, qui se font dans un langage spécifique, appelés « toig ». Ce langage permet par exemple de dire à un cheval de tourner à gauche ou de s’arrêter pour boire au ruisseau. Les Mongols ne considèrent pas ces huchements comme de la musique. Nous, les Occidentaux, y entendons un phénomène sonore très musical.

Peut-on parler d’un dialogue musical avec la nature ?

Johanni Curtet : Oui et d’autres formes de dialogue existent avec les esprits maîtres des lieux. Avant une chasse, on va, par exemple dans l’Altaï, chanter un chant de louange (« magtaal ») pour obtenir la clémence des esprits. À l’édification d’une nouvelle yourte, on va chanter un autre chant de louange pour que l’esprit maître des lieux fasse en sorte que le foyer soit prospère. Il n’est pas nécessaire d’être un musicien spécialisé, reconnu comme tel par la communauté, pour établir ce dialogue. Dans de nombreuses situations, les Mongols font appel à des éléments musicaux. Quand on voyage dans un taxi-steppe, dans un fourgon russe en l’occurrence, et qu’on voit une montagne ou un fleuve particulier, l’un des passagers ou le chauffeur se met à chanter spontanément une chanson en lien avec ce paysage.

Après le passage d’un col et une longue route, Sengedorj Nanjid diphone une louange à l’esprit maître des lieux (Photo de Johanni Curtet, 2010, province de Bayan-Ölgii, Mongolie)

Comment cela se traduit-il dans la pratique instrumentale ?

Johanni Curtet : Les Mongols ont une perception verticale du monde. Ils pensent que le monde est divisé en plusieurs espaces, souterrain, terrestre et céleste. Ça se retrouve dans l’écriture traditionnelle, ça se retrouve dans la perception de l’espace, ça se retrouve dans la manière dont les instruments sont joués. Avec la vièle cheval, le morin khuur, ce qui les intéresse le plus, c’est de faire vibrer les deux cordes ensemble. Ils cherchent des résonances. On a la même chose avec le luth tovshuur : on joue souvent les deux cordes ensemble, ou en alternance, mais il y a toujours une vibration simultanée. Le khöömii, dans tout ça, n’est qu’un phénomène parmi d’autres. C’est une technique vocale qui nous paraît incroyable. On n’a rien d’équivalent en Occident. C’est pour cela qu’on remarque l’imitation des éléments, mais toutes les autres pratiques traditionnelles mongoles sont en connexion avec la nature. Les légendes rapportent que le khöömii serait né de l’envie d’imiter les sons cristallins de la rivière Eev. C’est en les imitant qu’on aurait créé la première diphonie.

Pour autant, est-ce que le chanteur de khöömii doit s’approcher de la rivière pour en étudier le son ? La nature lui donne-t-elle des leçons ?

Johanni Curtet : Exactement. Je l’ai vécu dans mon propre apprentissage, à plusieurs reprises. Le diphoneur est invité, sans vraiment le savoir, à expérimenter la tradition et donc à se mesurer à la nature. Lors de ma première rencontre avec mon premier maître, Tserendavaa, alors que je ne savais pas encore qu’il allait devenir mon maître, je lui ai chanté un chant diphonique. Prétentieusement, je lui ai dit « Regardez, je sais déjà moduler des mélodies ». Il m’a regardé, il n’a rien dit pendant une demi-heure, il est sorti de la yourte et, à son retour, il a répondu « Tu vas passer trois semaines chez moi, je vais t’apprendre ce qu’est le khöömii ». Quelques jours plus tard, il m’a proposé de reproduire le son que j’avais chanté. Je l’ai refait et la seule phrase qu’il m’a dite – c’est ce qu’on appelle « une leçon », dans le contexte nomade – était « Reviens me voir quand tu sauras chanter plus fort que le vent ». C’était une invitation à entrer dans la tradition. Il faut savoir qu’il existe un exercice, que ce soit pour le khöömi ou le chant long urtyn duu (une autre pratique vocale mongole) qui consiste à se placer face au vent pour effectuer des enchaînement de voyelles, des bourdonnements et même quelques mélodies… Le vent peut souffler fort dans la steppe. En France, ce serait le vent de la pointe Saint-Mathieu, en Bretagne : un truc à décorner les bœufs. Et que se passe-t-il quand tu chantes face au vent ? Le son part en arrière. On est donc amené pour mieux s’entendre à pousser sur la voix. Sans le savoir, en se mesurant à la nature, on fait les gestes qui amèneront plus tard les bons sons. Lorsqu’on revient dans un espace clos, comme la yourte, la voix a été enrichie. Il y a beaucoup plus d’harmoniques à la disposition du chanteur. Il va pouvoir travailler la matière vocale et mettre en avant certaines fréquences. C’est le principe de base du chant diphonique…

Tserendavaa Dashdorj imitant les flots de la rivière Khökh salyn gol avec son khöömii (Photo de Johanni Curtet, 2007, Chandmani, province de Khovd, Mongolie)

Mais c’est un exemple de compétition avec les éléments, et non d’imitation…

Johanni Curtet : Effectivement. Un autre jour, dans l’Altaï, on est monté à 2 500 ou 3 000 mètres avec une jeep. Tserendavaa s’est assis au bord d’un torrent et s’est mis à diphoner. Il m’a simplement dit « Ecoute et regarde ». On a passé 30 ou 40 minutes comme ça. Au début, j’entendais l’eau qui coulait en continu, je me disais que j’allais rater la diphonie. Je suis allé sur l’autre rive et, non, je n’ai rien manqué. Les harmoniques de la diphonie émergeaient du son de l’eau. J’ai découvert toute une technique ornementale, rythmique notamment, avec des battements de langue pour évoquer le clapotement de l’eau entre tel et tel rocher. Le lit de la rivière génère des fréquences particulières. Acoustiquement parlant, il est possible de les calculer. Les hauteurs que le chanteur va chercher peuvent aussi être en lien avec les hauteurs cristallines de l’eau. En fait, il actualise la légende de la rivière Eev. C’est un exercice fondateur. Mon maître s’est levé et m’a dit « Assieds-toi là et fais la même chose ». Il est parti chasser la marmotte pendant une heure. Je n’avais pas plus d’explications que ça. Je me suis débrouillé avec ce que j’avais entendu et ce que j’entendais à ce moment-là. Cela, on n’a pas besoin d’être dans l’Altaï pour le vivre. Quand j’enseigne le chant diphonique, si on n’a pas de ruisseau à portée de main, on pense à une rivière, on s’y connecte. On cherche une référence mentale, celle du son de l’eau qui coule. Cette connexion à la nature, on s’en sert aussi en concert. Quand, à une soirée, je « pousse la diphonette », comme j’aime dire, pour faire plaisir aux amis, je me concentre en me connectant à la nature. Même sur scène, cela m’a grandement aidé. En cas de stress, je me raccroche à une référence naturelle et elle m’aide à retrouver le bon son…

Johanni Curtet imitant en diphonie les sons de l’eau dans l’Altaï (Photo de Shagdarsuren Nomindari, province de Khovd, 2010)
Imitation de la rivière « Khökh salyn gol » par D. Tserendavaa, extrait de « Une Anthologie du khöömii mongol » (Routes Nomades / Buda Musique 2017)

Comment cet apprentissage auprès de la nature change le regard que vous portez sur les musiques européennes ?

Johanni Curtet : En fait, au moment où j’ai rencontré cette technique vocale, j’étais au conservatoire de Rennes, à la fin d’un cursus en guitare classique. J’apprenais la musique au milieu de partitions écrites, lorsque quelqu’un comme Tserendavaa m’a lancé cette énigme : « Quand tu sauras chanter plus fort que le vent, tu reviendras me voir ». J’étais assez dérouté, parce que je rencontrais l’oralité, dans toute sa splendeur et son immensité. Il faut comprendre les codes de l’oralité, comment elle fonctionne, pour s’y retrouver. La musique écrite savante occidentale a aussi ses codes, son académisme. Je devais suivre la partition, j’éprouvais une certaine frustration de ne pas pouvoir me mettre dans la peau d’un interprète. En Mongolie, la base de l’apprentissage, c’est de faire corps avec le son tout de suite. Construire le son, c’est construire le timbre, c’est construire son identité dès le départ. Je pense que l’apprentissage par l’oralité permet un accès plus direct à la vibration. Et la vibration n’est jamais que pour soi : elle se déploie dans l’espace dans lequel on est, en connexion avec son environnement, intérieur ou extérieur. Aujourd’hui, quand j’ai des émotions à un concert (et je me surprends encore à verser une larme), je sais que ce qui me fait vibrer, ce qui me touche dans une mélodie, ce n’est jamais l’interprétation, c’est le grain de l’instrument, le grain de la voix, le timbre, en fait. Dans le timbre, il y a des superpositions de fréquences harmoniques dont on n’a pas forcément conscience à l’écoute mais que la transmission du khöömii m’a apprise. Quand j’entends quelqu’un chanter, j’entends parfois – 3, 4 ou 5 octaves au-dessus ! – des résonances extrêmement subtiles. Ce sont des fréquences harmoniques, qui sont présentes et qui montrent une certaine richesse de la voix, qui connectent l’auditeur à un autre espace. Je suis très sensible à ça et je pense que les harmoniques transmises par cette connexion à l’environnement nous amènent à une émotion qui peut être très puissante…

Photo de têtière : Cénel et François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site de l'association Routes nomades : https://routesnomades.fr
Le site de Meïkhâneh : www.meikhaneh.com
Pour se former en France au chant diphonique : https://iimm.fr/johanni-curtet

Inscription newsletter

Abonnez-vous à la lettre d’information mensuelle du magazine

  • Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.