« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait déjà Héraclite il y a 2 500 ans, associant définitivement les grands cours d’eau à la notion de changement invisible mais permanent. « On n’enregistre jamais deux fois les mêmes gouttes d’eau » poursuit aujourd’hui Julie Rousse. L’artiste sonore s’est en effet lancée en 2019 dans un projet quasiment infini : donner une voix au Rhône. Depuis le canton du Valais, dans les alpes suisses, jusqu’au delta de la Camargue, elle a tendu ses micros vers le fleuve et ses riverains, humains, animaux et végétaux. Explications au moment où elle est invitée par le Muséum d’Histoire Naturelle à présenter son travail, non loin de la célèbre Galerie de l’évolution…
Comme s’y prend-on pour faire le portrait sonore d’un fleuve ?
Julie Rousse : « J’habite à Marseille, non loin de l’embouchure du fleuve, qui se situe en Camargue. Très vite, il m’a semblé primordial pour mes recherches de remonter à la source. Cela m’a apporté une image complète du fleuve et permis de comprendre le liens du cycle de l’eau. En le remontant, je me suis arrêtée à plusieurs endroits pour réaliser des prises de son. J’ai commencé en me disant « Je vais faire un œuvre à propos du Rhône » mais, une fois que j’ai dit ça, je me suis rendue compte que je ne connaissais rien à la question. Le Rhône m’était inconnu. J’ai commencé à faire des recherches. L’une des choses qui m’a le plus intéressée, c’était les différents états de l’eau. D’où la nécessité de plonger des micros dans l’eau. J’avais des micros de toutes sortes, des micros stéréos, des hydrophones, des capteurs, un sismophone… Je les ai emmenés partout : dans le fleuve, autour du fleuve, je me suis arrêtée sur les rives, j’ai navigué sur le Rhône… »
Quelle forme avez-vous imaginée pour réunir tous ces enregistrements ?
Julie Rousse : « Mon but était de faire une installation sonore. C’est sous cette forme que j’ai présentée l’œuvre qui s’appelle Métamorphoses. Mes cinq ans de travail autour du fleuve ont d’abord porté le nom Une voix parcourt le Rhône, puisque je voulais donner une voix à ce personnage qu’est Rhône. Aujourd’hui, Métamorphoses est une installation sonore pour 16.2 hauts-parleurs. Elle met en scène différents sons du fleuve, à différents endroits, à différents moments du jour et de la nuit. C’est une œuvre générative qui a une durée plus ou moins infinie. Comme un outil, elle peut encore se développer et se nourrir de nouveaux enregistrements. Elle est faite à la fois de field recordings (d’enregistrements de terrain), issus de milieux naturels ou de lieux urbains, industriels (et il y en a beaucoup sur le Rhône), et de pièces électroacoustiques, pour lesquelles la matière a été retravaillée, parfois spatialisée, afin de créer un fil musical dans tout cet environnement sonore. L’idée est de plonger le spectateur dans un milieu purement sonore, sans visuel, et très immersif. »
Vous évoquez la possible fonte du glacier qui donne naissance au fleuve. Avez-vous enregistré un fleuve en voie de disparition ?
Julie Rousse : « Ce n’était pas mon idée de départ. Quand j’ai commencé au tout début, je ne me disais pas « Je vais parler de ce fleuve qui va disparaître ». C’est venu à moi, comme toutes les informations qu’on reçoit sur les problèmes liés au dérèglement climatique. En 2021, je suis montée sur le glacier en compagnie d’un glaciologue, qui m’a raconté la disparition programmée, certaine, des glaciers. Il se trouve que j’y suis retournée au mois de mai dernier, après avoir terminé l’œuvre Métamorphoses, avec une association de plongeurs qui défendent les droits de l’eau. J’ai vraiment pu observer l’amenuisement du glacier. Le voir de ses propres yeux permet d’en prendre conscience. Assez rapidement, dans ce projet, j’ai été alertée par l’état du fleuve. Les transformations du fleuve, qui ont été effectuées dans les années 1950, ont amené des changements massifs. Un rapport de coercition s’est établi. Le fleuve a été mis au service de l’être humain. Dans la personnification du fleuve que j’ai entreprise, je ne pouvais pas ne pas voir à quel point on l’esclavagise ce fleuve, et donc tous les vivants qui en dépendent, nous-mêmes compris. »
Vous vous produisez dans quelques jours au Muséum d’histoire naturelle. Quelle forme va prendre votre intervention ?
Julie Rousse : « Ce sera dans l’auditorium. C’est un cycle de conférences qui s’appelle « Natures sonores ». Il met en avant des artistes sonores et des bio-acousticiens dans des discussions, autour d’un moment d’écoute. J’y ferai entendre des prises de son faites sur le fleuve, ainsi, probablement, qu’une composition. Nous dialoguerons ensuite avec Jérôme Sueur et Camille Desjonquères. »
Le portrait que vous faites du Rhône est un travail colossal. Peut-on un jour apporter une touche finale à un projet pareil ?
Julie Rousse : « Non. En avril et mai derniers, au moment du vernissage de mon installation sonore, Métamorphoses, j’avais la sensation d’un travail accompli, l’impression d’être arrivée quelque part. Je voulais écrire un discours de présentation. Mais, en réfléchissant, je me suis rendue compte que j’avais vraiment créé un outil, au-delà d’une œuvre finalisée. Un outil qu’il était possible d’augmenter, non seulement de nouvelles prises de son que j’aurais faites moi-même mais aussi du travail d’autres personnes, dans un esprit de collaboration qui, je crois, correspond bien à la complexité et à la multitude de cette entité vivante qu’est le fleuve Rhône. »
Photo de têtière : François Mauger Autres photos fournies par Julie Rousse
Pour aller plus loin... Le site web de Julie Rousse La page du site web du Muséum d'Histoire Naturelle dédiée à la rencontre