C’est l’un des groupes favoris de Robert Smith, l’homme-orchestre de The Cure, qui l’a invité sur la scène du Meltdown Festival de Londres. JoyCut est un collectif de musique électronique né à Bologne, en Italie, en 2007, qui partage avec l’illustre (et hirsute) chanteur anglais un goût pour les émotions ténébreuses. Il partage également avec Brian Eno, qui l’a convié à figurer sur sa compilation Earth/Percent parue en avril 2022, un indéfectible investissement en faveur de l’environnement. Cet engagement est particulièrement flagrant sur TheBluWave, son tout nouveau disque. 76 minutes d’expérimentations magistrales, entre ambient, new wave, électro et rythmiques tribales, que le groupe présente ainsi…
Pourquoi avez-vous appelé ce nouvel album « TheBluWave » ? Est-ce l’état de la planète qui vous rend « blue » ?
JoyCut : « Le bleu reflète l’idée de la paix. Il acquiert une note de tristesse poignante lorsqu’il sombre dans le noir : il décrit pleinement l’urgence de ce moment, de notre son qui cherche toujours la lumière dans l’obscurité, et qui, pour la trouver, se prépare dans les précipices, dans les ruines… Notre planète est une planète bleue, une planète à genoux ; c’est notre maison, un lieu irremplaçable. Écrire « Blu » et non « bleu » est une défense de l’identité linguistique italienne dans une société globale violentée jusque dans ses racines. La vague (« wave ») est une représentation fluide, organique, débordante, surabondante même, de notre système-monde vaporeux et évaporé. Nous vivons aujourd’hui dans un écosystème fragile où les vagues ramènent des déchets. Alors le « W » est une clé d’accès à des mots infinis, dont le son, dont le sens correspond à la description de tout un univers : du « W » de « Waste » (« déchets ») à celui de « War » (« guerre ») ou celui de Will (« volonté »), en passant par le « W » de « Whale » (« baleine »), de « Why » (« pourquoi »), de « World » (« monde »), de « Winter » (« hiver »)… « TheBluWave » nous permet de définir notre propre genre musical, c’est la concrétisation de nos ambitions. Un double album plein de sons, plein de musique, en dehors de toute logique marchande, sorti un dimanche avec un sous-titre très long (« Timer when silence is a poem . the ice has melted . and bleeding glaciers »), pour perturber les plateformes numériques. Un album totalement vivant, vrai, réel, délicat et violent. C’est notre testament. TheBluWave est un recueil de parcours artistiques liés au sens de BLU, une littérature infinie pleine de références identitaires à préserver et à dépasser : Blue Sunshine de Glove, Blue Monday de New Order, « Blue Period » de Pablo Picasso, Kind of blue de Miles Davis, « Blue Nudes » de Matisse, Way to Blue de Nick Drake, The Blue Flowers de Raymond Queneau traduit par Italo Calvino. Nous, en tant que groupe, sommes nés avec l’ambition de traduire en musique le cri fragile de la nature, des plus petits, des défavorisés, des vulnérables, auxquels nous appartenons nous-mêmes.
Les titres de ce nouvel album se réfèrent souvent à des noms propres, comme ceux de Darwin ou
d’Ungaretti. Que représentent ces personnages pour vous ?
JoyCut : « Je crois que la musique est bien plus que de la musique. Je me souviens parfaitement du jour où j’ai découvert Ungaretti à l’école. Sa poétique hermétique, ses larmes, ses mots comme des rochers dans l’estomac m’ont conduit dans les tranchées, dans les bras des soldats éperdus et affligés. Aujourd’hui, sa profondeur existentielle me paraît toujours si vive, si éclairante que rien d’autre ne semble nécessaire. Traduire ses formules hermétiques en musique était un défi fascinant. Il en va de même pour Darwin, l’une des figures les plus délicates de notre temps. Une créature en conflit constant avec lui-même, destiné à bouleverser les canons de son époque. Je me souviens encore du frisson que j’ai ressenti en lisant les merveilleuses pages de la biographie écrite par Dasmond et Moore, le chapitre sur sa mort résonne encore dans mon âme. Darwin est une chanson qui incarne l’évolution des genres rythmiques et qui, par un héritage de sélection naturelle acquise, notamment d’éléments narratifs africains, donne à l’album un nouvel éclairage significatif, une sorte de polygamie musicale et culturelle. Elle nous rappelle que la nature nous survivra. »
Concrètement, comment avez-vous réussi à faire enregistrer votre album puis à le diffuser de manière écologique ?
JoyCut : « En ce moment, dans ce contexte précis, à notre petite échelle, nous avons atteint le plus haut degré de durabilité possible. Depuis 2009, nous produisons du matériel 100% écologique (qu’il s’agisse de musique ou de marchandises annexes), avec du carton déjà recyclé, des certifications « FSC », des papiers de l’entreprise italienne Fedrigoni, des colles végétales, des encres à l’eau, du cellophane en matière bio-plastique… Cette fois, nous sommes allés plus loin et même les vinyles sont pressés en utilisant, en plus du granulat classique, des fragments, des éclats recyclés d’autres vinyles. Pour une version, la « black edition », le vinyle lui-même est fait de plastique transparent recyclé. L’usine de pressage avec laquelle nous travaillons, Deep Grooves, est la plus verte de toute l’industrie. Leur granulé, les grains qu’ils fondent pour faire un disque vinyle, évite les stabilisants classiques, constitués de métaux lourds, hautement toxiques. Toutes leurs machines sont alimentées par de l’énergie verte, du gaz vert et de l’énergie solaire, toutes fournies par des fournisseurs locaux. Leurs commandes sont expédiées dans des boîtes en carton écologiques résistantes, certifiées FSC et biodégradables, scotchées avec du ruban adhésif en papier. Parallèlement, nous avons créé une forêt JoyCut et chaque vinyle vendu se transforme en un arbre planté. La version « XXL BOX » du vinyle a été réalisée à la main, à partir de papier non utilisé provenant de papeteries en activité ou récupéré dans des papeteries désaffectées. Les impressions ont été faites une à une à l’aide de planches à graver en bois. Il est paradoxal de devoir accepter de vivre une ère de transition numérique sans pouvoir en bénéficier pour garantir un impact zéro. Aujourd’hui, produire un « objet » physique éco-durable coûte encore trop cher. L’activité des artistes est encore écrasée par la logique discographique, toujours ancrée dans d’anciens procédés industriels, avec une utilisation démesurée du plastique. »
« Sur le plan environnemental, il est maintenant clair que nous sommes en plein effondrement », avez-vous déclaré à la radio états-unienne KEXP. Quelles conséquences en tirez-vous ?
JoyCut : « Même si c’est une avancée significative, passer de « changement climatique » à « crise climatique » ne suffit pas. L’utilisation du mot « crise » est désormais insuffisante, elle est trop rassurante, elle sous-entend l’idée que cette crise devra tôt ou tard être dépassée, que, d’une manière ou d’une autre, l’humanité pourra y arriver. En réalité, l’urgence est réelle. Elle est sous les yeux de tous les imbéciles : elle est dans le ventre des baleines, dans notre nourriture, dans la distorsion des températures, dans l’affolement des champs électromagnétiques, dans le dépassement de toutes les seuils limites et dans l’exploitation de toutes les ressources possibles. Steve Cutts l’explique mieux que quiconque, en quelques minutes, avec ses créations vidéo, avec sa critique de la contemporanéité. Personnellement, je pense que le moment est venu de redonner au langage sa raison d’être, de donner aux choses le nom qui correspond à ce qu’elles sont et non à ce que nous aimerions qu’elles soient. Le moment est venu de violer tous les facilités de langage, surtout quand elles nous viennent d’en haut et qu’elles résonnent comme des préceptes infaillibles. Le moment est venu de répondre avec plus d’honnêteté, plus de naïveté, plus d’innocence. C’est une crise « humaine », c’est la crise de l’homme. Il est possible de discuter, avec tout le confort de la recherche, sur telle ou telle donnée, sur des géographies en plein effondrement, sur l’opportunité d’éduquer à une écologie du bonheur, sur l’opportunité de définir notre ère comme l’ère des déchets, de la pâte à modeler ou de l’anthropocène, sur l’opportunité d’utiliser le zen pour sauver la planète… Mais on ne peut pas ignorer que ce flux rapide et imparable nous mène vers l’extinction humaine. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas délivrer nos consciences de l’idée que cette terrible série de crises est le résultat de nos choix assoiffés, que notre modus vivendi nous a conduits à cet état de fait… »
Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Pour aller plus loin... Le site web du groupe