Jazz : Mike Holober écrit aux pionniers de l’écologie

Si vous écriviez des lettres imaginaires, à qui les adresseriez-vous ? Le pianiste, chef d’orchestre et compositeur Mike Holober a choisi de correspondre avec quelques grands noms de l’écologie états-unienne : Ansel Adams, Rachel Carson, Sigurd Olson, Wendell Berry, Terry Tempest Williams et Robin Wall Kimmerer. Les missives qu’il leur dédie sont au cœur de This Rock We’re On, l’album qu’il vient d’enregistrer avec le Gotham Jazz Orchestra. Comme il tient en très haute estime l’art épistolaire, il répond ici avec un grand luxe de détails à quelques questions…

D’où vous est venue cette idée de lettres imaginaires ?

Mike Holober : « La genèse de This Rock We’re On: Imaginary Letters est liée à ma nomination en tant que premier professeur Stuart Z. Katz de lettres et d’arts au City College de New York, où j’enseigne depuis près de 30 ans. Stuart Z. Katz a fait un don incroyablement généreux à l’école, et son souhait était que ce don puisse fournir à un professeur des fonds pour lancer un projet personnel. J’ai postulé avec une idée de quelque chose que je voulais vraiment faire, un rêve personnel : combiner mes deux amours dans la vie, la musique et le plein air.

Toute ma vie a été consacrée à l’un ou l’autre. J’ai une formation de pianiste et de chef d’orchestre classique et, bien que pendant des décennies mes activités aient été presque exclusivement dans le monde du jazz, je conserve mon amour pour la musique dite « classique ». Je suis particulièrement épris et influencé par la musique de compositeurs tels que Samuel Barber, Igor Stravinsky et Maurice Ravel. Parallèlement à des années de pratique du répertoire instrumental, j’ai également une vaste expérience dans l’accompagnement des Lieds et mélodies de Robert Schumann, Francis Poulenc, Franz Schubert, Hugo Wolf, Henri Duparc, Arnold Schoenberg, Ralph Vaughn Williams et d’autres. J’ai également récemment apprécié l’expérience d’adaptation pour le jazz de la musique de compositeurs tels que Federico Mompou et Henri Dutilleux.

Mes passions peuvent se résumer à mes deux premiers emplois d’été à l’université ; après ma première année, j’ai travaillé comme guide de canoë dans les forêts du nord des États-Unis, dormant à la belle étoile 50 fois cet été-là. Après ma deuxième année, j’ai travaillé comme pianiste répétiteur pour la Glimmerglass Opera Company à Cooperstown, dans l’Etat de New York. Les montagnes et les bois me manquaient, mais je n’arrivais pas à croire que j’étais payé pour faire de la musique ! Jusqu’à ce que je termine mes études supérieures avec un diplôme en piano classique, je pensais que j’allais être accompagnateur et musicien de chambre. Puis, lorsque je suis arrivé à New York, j’ai travaillé en freelance comme chef d’expédition pour une agence de voyages, emmenant des clients en randonnée et en ski de fond. Finalement, il y a environ 10 ans, j’ai commencé à m’essayer en tant que parolier, en écrivant des paroles pour mon octuor Balancing Act et en composant d’autres chansons au hasard.
La combinaison de toutes ces expériences m’a permis de préciser mon rêve : des lettres imaginaires écrites sous la forme de chansons de type musique de chambre, adressées ou rédigées par des personnages dont la vie était ou est inspirée par le monde naturel, suivies de morceaux de jazz orchestral qui reflètent le contenu de la lettre. »

Quelles relations entretenez-vous avec celles et ceux qui vous ont inspiré pour ce projet : Ansel Adams, Rachel Carson, Wendell Berry… ? Avez-vous également été inspiré par les paysages qu’ils ont fréquentés ?

Mike Holober : « Pour moi, les liens entre les protagonistes et leurs lieux de vie ne sont pas séparables. Je suis né à Brooklyn, New York, où mon père était professeur de lycée. Avec plusieurs de ses collègues, il a acheté une cabane d’été à quelques heures au nord de New York. J’ai passé tous les étés dans la cabane, essentiellement pieds nus, de mon enfance jusqu’à mes 18 ans. Au fil des années, j’ai continué à y passer du temps et ma femme et moi avons toujours la maison (j’y suis au moment où j’écris ces lignes). Quand je pense aux différents lieux où j’ai vécu (Brooklyn, Long Island et de nombreux endroits dans le nord de l’État de New York), c’est l’endroit que je considère comme mon foyer.
Mon amour du plein air, de la nature sauvage et de l’environnement a été nourri là-bas. John Muir disait : « Visitez les montagnes et cherchez leurs bonnes nouvelles ». Notre chalet regorge de bonnes nouvelles, elles m’envahissent et me libèrent l’esprit quand j’y suis. Je compose mieux quand mon esprit est calme (« videz votre tête et remplissez votre partition… »). Aujourd’hui, je fais partie de nombreuses organisations environnementales, j’ai participé à d’innombrables voyages en pleine nature et j’ai même été employé à deux reprises dans ma vie comme chef d’expédition. J’ai probablement passé plus de trois ans à dormir dehors.
J’ai un lien personnel avec plusieurs de mes protagonistes et, grâce à la lecture, à l’écoute et aux visites de sites – voire aux immersions sur place – j’en ai créé d’autres. Je vais détailler quatre de ces liens.
J’admire le photographe Ansel Adams depuis mes années de lycée. J’ai entrepris mon premier voyage dans les montagnes de la Sierra Nevada en Californie, où il a pris ses photos les plus emblématiques, à l’âge de 21 ans. Ce fut un voyage en solitaire de 5 jours qui a changé ma vie. Depuis, j’y suis retourné 38 fois, pour un total de plus de 600 jours dans cette nature sauvage magique. Je suis allé sur de nombreux sites où il a pris des photos célèbres.
Sa petite-fille, Virginia (“Ginny”) Mayhew, est une amie et une excellente saxophoniste, ici, sur la scène new-yorkaise. J’ai rendu visite à Ginny et elle m’a raconté des histoires sur ses grands-parents. Ansel lui-même était un pianiste sérieux et, au départ, son intention était de devenir pianiste professionnel. J’ai lu quelque part que la photographie est l’art le plus proche de la musique et je suis d’accord. J’aime à penser qu’il existe un lien entre la composition d’une photo (la mise au point, la profondeur de champ…) et le nombre d’informations musicales différentes que nous pouvons entendre et traiter en même temps.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur This Rock, Ansel Adams a été le premier protagoniste que j’ai identifié et Dear Virginia, une lettre imaginaire d’Ansel à sa femme Virginia Best Adams, a été la première chose que j’ai écrite. Aujourd’hui, Ginny a le piano de son grand-père. Jouer Dear Virginia pour Ginny sur le piano de son grand-père a été un moment que je garderai toujours avec moi. Ginny m’a prêté un livre de notes personnelles retrouvé après le décès de Virginia. Sur la dernière page se trouvait un court poème d’Ansel lui-même intitulé « To Virginia ». L’Ansel Adams Trust a été très généreux en m’accordant la permission de le mettre en musique et de l’inclure dans This Rock.

Terry Tempest Williams est peut-être la doyenne des écrivains de la vie sauvage. Je conseille à mes étudiants de visiter sa page Wikipédia s’ils veulent savoir ce qu’est une vie sans temps perdu. Nous avons eu un petit-déjeuner mémorable à Salt Lake City, pendant lequel elle m’a fait entendre un enregistrement que des géologues avaient fait à Castleton Tower, une montagne de grès près de chez elle, dans le sud-est de l’Utah. C’est devenu l’inspiration pour l’œuvre de jazz orchestral Tower Pulse. Son livre Refuge a été la source d’inspiration de la lettre éponyme, dans laquelle la Tower demande à Terry d’écrire en son nom. Refuge fait référence au refuge d’oiseaux migrateurs de Bear River, le cadre de l’un de ses premiers livres. J’y ai passé une journée seul, essayant de m’immerger dans l’environnement auquel elle a donné tant de sens.
J’ai demandé à Terry si elle pouvait écrire les notes de pochette de This Rock et elle a accepté. Terry n’avait jamais écrit de notes de pochette auparavant et m’a demandé des conseils. Je lui ai dit d’écouter simplement la musique et d’écrire ce qu’elle voulait. J’espérais qu’elle ne se lancerait pas dans une description de la musique mais qu’elle répondrait avec son propre art. Le résultat est ces notes étonnantes sous la forme d’une lettre, « It begins with rain… ». Un plaisantin a dit « Si vous n’aimez pas ma musique, achetez quand même le disque et donnez-le à quelqu’un que vous n’aimez pas » ; je dirais que si vous n’aimez pas ma musique, achetez This Rock pour les notes de pochette. Je lis Terry régulièrement et je me tourne vers ses livres pour obtenir des conseils et du réconfort.

J’ai entendu parler de Sigurd Olson pour la première fois en 1982 en lisant dans les dernières pages d’un magazine de plein air un article sur les circonstances de sa mort. La façon dont il a su que son heure était venue, dont il a chaussé ses raquettes et s’est simplement lancé dans la neige m’est depuis restée en mémoire. Il était guide en canoë dans une réserve naturelle du Minnesota, Boundary Waters. Il était aussi écrivain et éducateur spécialisé. Il était président de la Wilderness Society et a joué un rôle déterminant dans l’obtention du statut de zone protégée de Boundary Waters. Mon travail d’été après ma deuxième année d’université consistait à diriger des excursions en canoë dans la même région. J’espère que l’aspect très positif du morceau de jazz orchestral Boundary Waters suggère la sensation d’être sur ces lacs : les nuages sans fin, l’eau qui s’ouvre devant vous, l’idée que la vie s’ouvrira devant vous de la même façon et sera également sans fin… Le genre de choses que vous pensez et ressentez à 21 ans.
Ma lettre imaginaire Three Words for Snow s’inspire de cet article des dernières pages. Lorsque Sigurd Olson s’est rendu dans les bois pour la dernière fois, il a laissé une note sur sa machine à écrire qui disait : « Une nouvelle aventure arrive… et je suis sûr qu’elle va être bonne”.

La plupart des gens ont découvert la biologiste marine Rachel Carson grâce à son livre fondateur, Printemps silencieux. Elle est véritablement la mère du mouvement écologiste. Mais mon père avait un exemplaire de son livre antérieur, La mer autour de nous, et c’est en le lisant que j’ai pris conscience de son existence. En préparation de ce projet et comme source d’inspiration pour Another Summer et Tides, j’ai passé du temps avec Always, Rachel, la correspondance entre Rachel Carson et son amie de longue date, Dorothy Freeman.
Enfin, j’ai adressé une lettre imaginaire à l’agriculteur et essayiste Wendell Berry et une autre à Robin Wall Kimmerer, qui est professeure de biologie et membre de la tribu Potawatomi. »

La grande taille du Gotham Jazz Orchestra est-elle idéale pour varier les sons et donner vie à différents paysages sonores ?

Mike Holober : « Le Gotham Jazz Orchestra est même complété par trois musiciens pour ce projet ! L’intégration d’un violoncelle était facile et l’ajout de percussions produit un effet incroyable. C’était une orchestration merveilleuse mais était-ce la meilleure ? L’orchestre est certainement capable d’une extrême variété d’expression sonore mais j’aime penser que, quelle que soit l’orchestration avec laquelle vous travaillez, elle est la meilleure pour le moment présent. Je me considère comme un spécialiste des orchestres de jazz mais, en même temps, je refuse de me spécialiser. Je pense qu’entendre pleinement l’orchestration avec laquelle vous travaillez est la compétence la plus importante pour un compositeur. C’est l’une des raisons pour lesquelles Beethoven est l’un de mes compositeurs préférés (cela semble idiot de le dire), du fait de la régularité de son excellence. Ses 9 symphonies étaient extraordinaires, mais pas plus que les 32 sonates pour piano, les quatuors à cordes, l’opéra qu’il a écrit, tous les concertos… Il y a quelques années, je suis allé avec des amis assister à une répétition de son trio pour violon, violoncelle et piano, une œuvre que je connaissais mal. Je me souviens avoir pensé à quel point c’était une œuvre incroyable ; chaque instant était imprégné d’une essence au-delà des simples notes. Ce type pouvait vraiment « entendre » chaque orchestration à chaque instant ! »

Que souhaiteriez-vous que l’auditeur dise après avoir écouté votre album ?

Mike Holober : « Quand les gens écouteront cette musique, j’espère qu’ils penseront : « Écoutons ça encore et encore ! ». C’est peut-être beaucoup demander pour plus de deux heures de musique, même si la plupart des morceaux ont leur autonomie. Je me souviens très bien d’avoir usé les vinyles de mes groupes préférés au lycée et à l’université. J’espère que les auditeurs pourront ressentir mon intention émotionnelle et expressive et que cela contribuera à l’expérience d’écoute, au-delà du jeu incroyable du Gotham Jazz Orchestra. Je cherche ce « Écoutons-le encore » parce que la musique vous fait ressentir quelque chose que vous voulez ressentir à nouveau, vous transporte dans un endroit où vous voulez être.
Je suppose qu’il y a aussi un espoir de prise de conscience. J’espère que les auditeurs prendront en compte mon inspiration et ma motivation et que l’œuvre pourra les sensibiliser aux problèmes environnementaux. Cependant, étant donné cet espace qui m’est donné pour partager des pensées, je terminerai par une confession, en grande partie à cause de ma peur de paraître malhonnête. Il serait faux de prétendre que l’écriture de tout cela n’est motivé que par l’envie d’inciter les gens à se soucier de l’environnement. Ma motivation et mon inspiration sont en effet mon amour pour le monde naturel, mais, en tant qu’artiste, je veux que la musique soit entendue et, je l’espère, appréciée, et, en tant qu’amateur de plein air, je veux que le monde reste beau pour que je puisse en profiter avec mes amis et mes proches. Mais je suppose que je serais également heureux de partager cette musique avec de nouveaux amis qui seraient de bons compagnons ! Les vrais héros de cette musique sont mes protagonistes, des gens qui ont véritablement consacré leur vie à cette quête : Ansel Adams, Wendell Berry, Rachel Carson, Sigurd Olson, Robin Wall Kimmerer et Terry Tempest Williams. »

Photos fournies par Mike Holober
Pour aller plus loin...
Le site web de Mike Holober

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