Cousteau avait tout faux : le monde du silence n’est pas sous les eaux mais au sommet des montagnes. Le guitariste Ivann Cruz et le percussionniste Peter Orins ont sillonné le Parc national des Ecrins, zigzagant entre ses 150 sommets de plus de 3 000 mètres et s’inspirant de son acoustique déroutante. Les improvisations musicales qu’ils ont réalisées en chemin donnent aujourd’hui un album, Des pieds et des mains, publié chez Circum Disc. Le guitariste évoque sa relation singulière aux espaces naturels de haute montagne…
Etiez-vous déjà un grand montagnard avant d’aller enregistrer Des pieds et des mains ?
Ivann Cruz : « Oui. Je pratique en tant qu’amateur l’itinérance en montagne, ou dans d’autres environnements d’ailleurs. Je ne l’avais jamais vraiment associé à une pratique musicale, même si j’ai une très ancienne expérience fondatrice, un stage de guitare, que j’avais fait à 9 ans en montagne. J’avais passé une semaine à travailler le répertoire classique. Je me suis un peu reconnecté à cette initiation. »
Comment avez-vous procédé pour cet enregistrement ?
Ivann Cruz : « Le principe était de se déplacer de façon complètement autonome, avec tout notre matériel. Nos sacs étaient assez lourds. On portait une vingtaine de kilos chacun. On avait imaginé un parcours qui permettait d’alterner des moments où on était seul, pour pouvoir faire des enregistrements ou jouer dans un espace naturel, et des concerts improvisés dans les refuges. D’autres séquences d’enregistrement ont été faites dans des milieux sauvages. Là, on a été guidé par un accompagnateur de moyenne montagne, qui nous a fait accéder à certains sites. On était autonome, avec notre matériel d’enregistrement, nos instruments… On ramassait aussi des objets, comme des pierres, qui nourrissaient nos séquences d’improvisation in situ. Ce qui importait, c’était d’improviser, pas d’aller jouer une musique déjà écrite. On souhaitait voir en quoi se retrouver dans certains environnements ou changer d’état physique déplace nos habitudes de création. Il y avait parfois des étapes un peu longue et, comme dans l’improvisation il y a cette nécessité de retranscrire un état intérieur, la dimension corporelle était importante dans le jeu et donc dans son résultat, l’enregistrement. »
Au fond, qu’avez-vous pu réaliser au cours de ce périple que vous n’auriez pas pu produire en studio ?
Ivann Cruz : « Je vous ai parlé de la création musicale, instrumentale, mais il y a eu aussi des captations sonores qu’on a réalisées au fur et à mesure. Soit sur les sentiers, soit à des endroits où on s’en éloignait pour nous intéresser à un paysage sonore. Cela a influé sur notre type d’écoute. Dans notre pratique, être centré sur l’écoute de l’instant est assez central. Il était intéressant d’ouvrir son écoute à ces espaces sonores assez âpres. Dans les coins où on était, il n’y avait pas une vie sonore très développée ; en montagne, c’est plutôt la qualité des silences qui est marquante. On a été saisi par l’équilibre entre ces silences et cette immensité, ces horizons lointains qui n’ont rien à voir avec ceux dans lesquels on a l’habitude de se produire, tous ces espaces intérieurs, ces salles… En montagne, les ruptures acoustiques sont assez surprenantes. Tout peut changer en deux pas. D’un seul coup surgit la matière sonore d’un ruisseau. Il y a des effets acoustiques assez saisissants qui ensuite sont réapparus dans nos improvisations, comme des coupures, des phénomènes de réverbération. »
Ce projet aura-t-il une suite sur scène ?
Ivann Cruz : « On a eu l’occasion de faire une présentation à Lille, où je suis basé. Avec mon collectif de musiciens, on a donné un concert improvisé, en reprenant des éléments des field recordings réalisés, utilisés soit comme un environnement sonore, soit de façon dérivée, en les faisant passer par les micros de la guitare. On a eu un moment d’échange avec l’accompagnateur de moyenne montagne et on a diffusé une trace vidéo. Je ne sais pas si on présentera cette forme à nouveau. En fait, c’est la deuxième année que je fais un projet comme celui-ci. La première fois, il n’y avait pas eu de production discographique. Je m’étais essentiellement concentré sur les concerts dans les refuges. Aujourd’hui, naît l’idée de décliner le projet. Il s’agirait d’amener des musiciens improvisateurs d’autres pays (le Portugal et la République Tchèque) à investir ces environnements d’altitude. Peut-être sous une autre forme, en déplaçant le public avec nous, en créant des espaces d’écoute différents, notamment pour essayer de retranscrire les phénomènes de dévoilement du son quand on passe d’un espace à l’autre… »
Est-ce qu’avant que ce nouveau projet ne voit le jour, vous mènerez d’autres aventures ?
Ivann Cruz : « Tout à fait. Il est probable que je fasse une résidence dans un territoire naturel de ma région, autour du canal de la Deûle. C’est un milieu naturel en connexion avec le patrimoine historique du bassin minier. Cela pourrait me donner l’occasion de travailler sur la notion de paysage invisible. Mais ce n’est pour l’instant qu’un projet… »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de Circum Disc