Chaque année, le prix Phonurgia Nova distingue les meilleures créations sonores, dans le domaine de la fiction radiophonique, du documentaire audio ou de l’enregistrement de terrain. Iga Vandenhove vient de remporter cette récompense dans la catégorie « field recording » avec Las voces del bosque Madidi, luxuriante déambulation les yeux fermés mais les oreilles grandes ouvertes dans la jungle bolivienne. Pas de jaguar feulant ni de tapir appelant ses enfants tout au long de ces 23 minutes d’étonnement mais des singes hurleurs, des grenouilles … et des hommes. Les « voix de la forêt Madidi », ce sont en effet aussi celle de Marcos, Estefania et Anastasio, les gardes forestiers dont on entend les moteurs tourner, dans une œuvre chorale où le vivant et le non-vivant se répondent, où l’humain et le non-humain se distinguent à peine…
Comment vous êtes-vous retrouvée en Amazonie bolivienne ?
Iga Vandenhove : « Il y a de cette histoire une version courte, moyenne et longue… »
Ecoutons la moyenne…
Iga Vandenhove : « J’ai fait un premier voyage en Bolivie il y a 11 ans, au cours duquel j’ai rencontré Marcos Uzquiano. L’année dernière, Marcos a été nommé chef de la section B du Parc Madidi. L’année dernière, en parallèle, je lisais des articles à propos des pays où la nature est reconnue comme sujet de droit : La Nouvelle-Zélande, l’Equateur, l’Inde… »
La Bolivie en fait-elle partie ?
Iga Vandenhove : « Oui, en Bolivie, c’est carrément écrit dans la constitution. Ça m’a paru un acte politique assez fort mais, évidemment (ou malheureusement), dans la pratique, ce n’est pas toujours respecté. Les aires protégées sont soumises à la prédation – notamment en ce moment – des chercheurs d’or et de l’extractivisme. C’est tout de même ça qui m’a poussée à aller là-bas, ça et les questions que je me posais sur un autre rapport au vivant. Je me suis dit que, même si l’inscription de la nature comme sujet de droit dans la constitution n’était pas appliquée partout, j’allais rencontrer des gens qui portent en eux le souvenir d’autres cosmogonies, qui ont un autre rapport au vivant ».
Où se trouve ce parc, le parc national Madidi, dans lequel vous êtes allée enregistrer ?
Iga Vandenhove : « Dans le département de La Paz, la capitale administrative de la Bolivie, qui se trouve à plus de 3 000 mètres d’altitude. Dans ce département, il y a une grande diversité d’environnements, puisqu’il y a à la fois l’altiplano et la jungle. De l’un à l’autre, il y a une descente à pic. En avion, le voyage prend 40 minutes ; en bus, 24 heures. Je suis restée un mois dans le parc pour mes enregistrements sonores. J’étais avec les gardes forestiers, je logeais dans leur campement, je les accompagnais pour leurs patrouilles, qui pouvaient durer deux jours. J’ai même participé à une expédition de 6 jours, au cours de laquelle on a descendu la rivière Tuichi. Je me suis baladée dans le parc au gré de leurs activités. »
Vous avez dû en repartir avec des dizaines d’heures d’enregistrement. Comment êtes-vous parvenue à ce montage très équilibré ? Peut-on parler de composition ?
Iga Vandenhove : « J’aime bien ce mot en effet. C’est une composition du vivant, ou en tout cas une tentative de composition. J’ai recomposé des moments, des fragments collectés à des heures ou dans des environnements différents. J’ai mis longtemps à trier mes sons. Comme j’ai d’autres activités, je n’ai pas pu y consacrer qu’un ou deux jours par semaine pendant trois ou quatre mois. Chaque fois, j’ai essayé d’isoler des passages qui me semblaient intéressants ou qui pouvaient rythmer la narration. Le montage en lui-même n’a pas été très long. Une partie de ce travail s’était déjà faite pendant le tri. Par exemple, la concordance du bruit du drone et de celui des abeilles. Je me suis dit « Ce n’est pas possible, il faut que je fasse quelque chose de cette résonance ». Le montage m’a pris trois semaines, sans compter le mixage. »
Quel était votre objectif avec cette pièce ? Témoigner ? Faire voyager ? Sensibiliser ? Ou simplement produire du beau ?
Iga Vandenhove : « Sensibiliser tout en produisant du beau. On n’est pas obligé de séparer les choses. De toute façon, cette pièce parle des enchevêtrements, entre les mondes animaux et humains, entre la forêt et la technologie… Tout est entrelacs, tout est mélange. J’avais la volonté de ne pas exclure l’homme, d’embrasser tout le vivant. D’autant plus que, même en étant tout au fond du parc, il m’arrivait de capter dans mes enregistrements des bruits de moteur. A un moment donné, j’ai pris le parti de montrer que, dans ces aires protégées, même si la majorité des bruits de moteur qu’on entend viennent des gardes forestiers et donc d’action positives, pas dégradantes pour le parc, ces sons donnent l’alerte : s’ils sont là, d’autres peuvent arriver aussi. Parmi les bruits de moteur qu’on entend, certains viennent de plus loin et n’ont pas de rapport avec les gardes forestiers. Les humains se déconnectent parfois complètement du vivant : ils croient qu’il y a d’un côté les animaux, d’un autre les végétaux et d’un autre encore l’espèce humaine. Moi j’ai voulu montrer que tout cela dialogue. Pour la petite anecdote, quand j’ai fait écouter la pièce pour la première fois, certains auditeurs ont eu des réactions assez tranchées. Ils m’ont dit « moi, ce que je ferais, ce serait : enlever tous les bruits de moteur, ne garder que les sons d’animaux et ramener le tout à 8 minutes, pour que ce soit plus impactant ». Cela dit énormément de choses sur la vision idéalisée de la nature qu’on a envie de garder. On rêve d’espaces protégés, où il n’y aurait pas l’intrusion de l’homme, mais, aujourd’hui, l’homme est quasiment partout. C’est dans ces paradoxes-là, dans ces équilibres à trouver que s’inscrit la pièce. C’est marrant : quand j’explique l’intention de la pièce, les auditeurs me disent qu’en effet, ils ne s’attendaient pas à entendre autant de moteurs dans cet endroit, ils ne s’attendaient pas à entendre des voix humaines. Mais tout cela fait désormais partie du paysage. Je repère dans ces réactions une dynamique très humaine : un besoin de compensation de tout le bruit qu’on fait, de toute cette anthropophonie. Ce besoin se traduit par l’espoir d’un endroit qui en serait exempt. Il est important de montrer que les parcs nationaux ne sont pas toujours exempts de ces bruits. Dans le cas du parc Madidi, il y a des activités humaines bel et bien présentes. Certaines sont problématiques, comme la déprédation massive de ressources, l’extractivisme. D’autres correspondent à la vie des communautés qui, à leur échelle plus réduite, habitent le territoire et ne sont pas forcément à récriminer. »
Vous venez de recevoir le prix Phonurgia Nova. Qu’est-ce que cela va changer pour vous ? Est-ce que cela va notamment faciliter la diffusion de la pièce ?
Iga Vandenhove : « Je suis toujours à la recherche de nouvelles collaborations, de nouvelles personnes avec lesquelles monter des projets. Depuis la remise du prix, de nouvelles possibilités et rencontres se dessinent, on m’a un peu contactée… J’espère que la visibilité que peut m’apporter ce prix ouvrira la porte vers de nouvelles explorations, de nouveaux projets (que ce soit en field recording ou via d’autres médiums), de nouvelles collaborations… Par ailleurs, je travaille autour de ces thèmes-là depuis plusieurs années. J’ai un sentiment de soulagement à voir que ma pièce, Les voix du Madidi, a été entendue et comprise à son juste endroit. Ça me rassure de voir qu’on est aujourd’hui prêt à envisager notre rapport au vivant comme un entrelacs. C’est peut-être aussi pour ça que cette œuvre résonne aujourd’hui, alors que mes autres œuvres résonnaient moins. Il est rassurant de sentir qu’on est enfin prêt à assumer notre présence sur terre, qu’on assume peu à peu notre responsabilité d’humains au sein du vivant. Alors, est-ce que ce prix va faciliter la diffusion de la pièce ? Je ne sais pas encore mais cela va certainement aider, oui. »
Photos fournies par Iga Vandenhove
Pour aller plus loin... Le site web d'Iga Vandenhove Le site web de Phonurgia Nova
[…] Chaque année, le prix Phonurgia Nova distingue les meilleures créations sonores, dans le domaine de la fiction radiophonique, du documentaire audio ou de l’enregistrement de terrain. Iga Vandenhove vient de remporter cette récompense dans la catégorie « field recording » avec Las voces del bosque Madidi, luxuriante déambulation les yeux fermés mais les oreilles grandes ouvertes dans la jungle bolivienne. Pas de jaguar feulant ni de tapir appelant ses enfants tout au long de ces 23 minutes d’étonnement mais des singes hurleurs, des grenouilles … et des hommes. Les « voix de la forêt Madidi », ce sont en effet aussi celle de Marcos, Estefania et Anastasio, les gardes forestiers dont on entend les moteurs tourner, dans une œuvre chorale où le vivant et le non-vivant se répondent, où l’humain et le non-humain se distinguent à peine…” Pour écouter. Pour aller plus loin… Suite de l’article de la revue 4’33” […]