Cet automne, de nombreux activistes écologistes investissent les musées et tentent d’établir un cruel parallèle entre le culte que nous vouons aux toiles de maîtres et le peu d’attention que nous accordons à la nature qui les a pourtant inspirées. Le moins que l’on puisse dire est que le message passe mal. Matthew Argala, Ewan Campbell et les musiciens du Wilderness Orchestra se sont attaqués – avec des résultats bien plus probants – à un autre type de chef d’œuvre : Les Hébrides de Felix Mendelssohn. Composée après une excursion en Ecosse vers l’île de Staffa, l’œuvre est un enchantement ondoyant et sombre qui évoque l’ampleur et les humeurs de l’océan. Lorsque le musicien allemand l’a écrite, vers 1830, environ 30 000 baleines à bosse sillonnaient l’Atlantique. Or la partition compte elle aussi environ 30 000 notes. Il est donc possible d’associer le déroulement de l’œuvre à la démographie de ces cétacés. L’idée est venue à deux amis qui se croisent régulièrement dans les couloirs de l’université de Cambridge, Matthew Agarwala, un économiste anglais spécialiste des questions d’environnement, et Ewan Campbell, compositeur, enseignant et chef du Wilderness Orchestra. Ewan a divisé la partition de Mendelssohn en décennies, puis a effacé des notes proportionnellement au déclin de la population de baleines au fur et à mesure que la musique et le temps passent, parvenant par moments au seuil du silence, puisqu’en 1920, les deux tiers des baleines à bosse avaient disparu. La nouvelle œuvre, Hebrides Redacted (« redacted » signifiant « censuré, expurgé »), a été présentée au public lors du Cambridge Zero Climate Change Festival 2022 et attend d’être jouée ailleurs…
Pourquoi recomposer Les Hébrides de Mendelssohn vous a-t-il semblé un bon moyen de faire entendre la manière dont l’homme change son environnement ?
Matthew Agarwala : « Hebrides Redacted s’inspire à la fois de la créativité des sciences et du pouvoir émotionnel de la musique. Il y a quelques décennies, les écologistes ont commencé à écouter la nature, et à utiliser l’étude des paysages sonores pour évaluer la santé des écosystèmes. Je pense que c’est une façon assez créative de collecter des informations importantes. Or, les données sont alarmantes : la nature se tait. Mais les universitaires ne sont pas toujours les meilleurs pour communiquer leurs découvertes à un large public. Parce que ce message est très important, nous voulions trouver de nouvelles façons de le faire entendre. La musique est émotionnelle, viscérale et instinctivement humaine. Toutes les cultures de toutes les parties du monde l’ont développée sous une forme ou une autre. Cela entre en résonance dans l’esprit des gens d’une manière que les chiffres et les graphiques ne parviennent tout simplement pas à faire. Imaginez simplement vos scènes de film préférées, mais sans la musique. Quelque chose serait certainement perdu. Eh bien, c’est la même chose pour la nature. »
Ewan Campbell : « Comme les chansons sans paroles de Mendelssohn, la musique peut transmettre l’essence sans les détails. L’énormité de l’influence humaine sur le monde est difficile à appréhender. Nous espérons que les qualités émotionnelles de la musique aideront à transmettre ce sens de l’échelle. Il y a clairement quelque chose d’irrévérencieux et de choquant à couvrir la partition d’un chef-d’œuvre classique à l’encre noire, mais cela ne me semble pas plus scandaleux qu’une marée noire à la surface des mers. »
Comment réagit le public ?
Matthew Agarwala : « Cela fait plus d’une décennie que je pense à refléter le déclin de la nature à travers la musique et la seule fois où j’ai eu ne serait-ce qu’un moment de doute, c’était après la première répétition de Hebrides Redacted. Nous comptions sur la bonne volonté du Wilderness Orchestra, les premiers musiciens au monde à jouer cette œuvre. J’ai regardé leurs visages après la première répétition et mon cœur s’est serré. J’ai eu la sensation qu’ils détestaient ça. Je ne suis pas sûr ; il faudrait le leur demander ; en tout cas, je n’ai pas vu en eux la jubilation et le sentiment de d’accomplissement dont je me souviens lorsque je jouais moi-même dans des orchestres il y a des années. La pièce frôle le sacrilège et est extrêmement difficile à jouer. Mais Ewan est un chef d’orchestre exceptionnel et les jeunes musiciens de l’orchestre ont persévéré. Je pense (j’espère) qu’au moment de la première mondiale, l’orchestre était plus heureux d’avoir fait partie de cette aventure. Les visages des musiciens suggéraient qu’ils l’étaient. La réponse du public a été complètement encourageante. La foule du Wilderness Festival était merveilleusement ouverte, à la fois à la musique et au message. Des personnes âgées de 8 à 80 ans nous ont raconté à quel point elles avaient été émues par la composition d’Ewan. Je pense que nous touchons une corde sensible. »
Que dit la musique que ne saurait dire une publication scientifique ?
Matthew Agarwala : « Je pense que la musique et la science transmettent le même message, mais que le public reçoit le message différemment selon la manière dont il est communiqué. Si la science occupe nos pensées, la musique occupe peut-être quelque chose d’un peu plus profond. Je ne crois pas aux âmes, mais peut-être que cela résonne avec nos identités, avec quelque chose d’humain, quelque chose qui nous relie à la nature. Les baleines s’appuient sur le même processus évolutif pour apprécier les chants des autres cétacés que celui que nous utilisons pour apprécier Mendelssohn. Il y a un lien. Je pense aussi que nous atteignons de nouveaux publics de manière créative. Il y a beaucoup plus de gens dans le monde qui écoutent de la musique que de femmes et d’hommes qui assistent à des conférences scientifiques. Plus fondamentalement, les humains utilisent tous les sens pour transmettre et interpréter les informations. Au début de l’histoire, l’odeur nous disait si la nourriture était sûre ou nocive. Le braille transmet des messages par le toucher. Quand quelque chose est urgent, nous utilisons le son : une alarme incendie ou une sirène de police. Hebrides Redacted n’est qu’une extension de cela. Rien n’est plus urgent que la conservation de la nature. »
Qu’aurait pensé Mendelssohn de votre nouvelle version ?
Ewan Campbell : « Mendelssohn serait horrifié : j’ai recouvert sa partition d’horribles graffitis, j’ai détourné sa création au nom de l’activisme environnemental. Mais j’espère qu’il comprendrait notre message. Il a été clairement inspiré par le paysage marin qu’il a rencontré dans les Hébrides écossaises et serait choqué par l’état dans lequel les humains l’ont laissé. Il pourrait également être surpris et même fier de la robustesse avec laquelle sa musique résiste à cette réduction. J’ai essayé de maintenir la beauté mélodique et harmonique de sa musique, même en supprimant des notes. »
Espérez-vous revoir le ballet des baleines au large des îles Hébrides, un jour, peut-être lorsque vous y prendrez votre retraite ?
Ewan Campbell : « Ma famille vient d’Écosse et chaque année je visite différentes parties des Highlands et des îles. Le paysage m’a longtemps semblé figé dans cet état d’épuisement relatif et de dégradation écologique auquel la plupart des gens se sont habitués. Mais, ces dernières années, j’ai commencé à remarquer En Ecosse un ensemble de projets de régénération menés par les habitants et les grands propriétaires. Des espèces sont réintroduites et des travaux sont en cours pour aider les écosystèmes à se rétablir autour d’elles. Ce ne sont encore que de petits pas, des pas de bébé, mais j’espère qu’ils pourront grandir. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Lire l'article de l'Université de Cambridge