Les scientifiques ont parfois l’oreille fine. Quelques musiciens bretons s’en sont aperçu lorsqu’ils ont poussé les portes de BeBest, un laboratoire franco-québécois qui étudie les écosystèmes marins. Les chercheurs leur ont en effet fait entendre les enregistrements dont ils se servent pour décoder les formes inédites de communication ou d’interaction de certaines espèces, notamment parmi des mollusques aussi peu considérés que les coquilles Saint-Jacques (Pecten maximus). Venu à leur rencontre en compagnie de ses confrères Maxime Dangles et Vincent Malassis, François Joncour est le premier artiste à publier un album entier issu de cette collaboration. Le disque s’intitule Sonar Tapes et surprend par sa grande variété mais aussi sa remarquable accessibilité. D’un brûlot électro-pop à une chanson co-écrite avec Miossec, d’un instrumental onirique à une comptine en breton, François Joncour explore autant de pistes que les scientifiques qui lui ont servi de modèle. Quelques questions pour aborder cet iceberg sonore…
Que saviez-vous des sons des océans avant de commencer à collaborer avec le laboratoire BeBEST ?
François Joncour : « Pas grand-chose, en réalité… Pour moi, c’était un univers silencieux. C’était ce que j’entendais quand j’étais enfant dans les émissions du commandant Cousteau. C’était « le monde du silence », je m’en tenais à cette bêtise. Au cours de mes résidences dans ce laboratoire, je me suis rendu compte que c’était un milieu éminemment sonore, particulièrement bruitiste, même, par moments. Quand les plongeurs-chercheurs nous racontaient leurs missions, ils nous disaient que les mouvements de la banquise produisent un son qui est proprement inouï et difficilement descriptible. Malgré tout, à force d’en parler, on arrive à l’imaginer. Mais, pour moi, ces sons étaient une découverte complète. »
Petite digression à propos de Cousteau… Pourquoi parlait-il de « monde du silence » ? Qu’entend-on aujourd’hui qu’il n’entendait pas ? Ce sont nos micros qui se sont perfectionnés ?
François Joncour : « Oui. C’est lié à la technique et notamment aux hydrophones utilisés par ces chercheurs. C’est ça qui a modifié notre appréhension des sons émis dans ces milieux. »
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans ce projet ? Quelque chose vous y préparait-il ? Des études scientifiques, par exemple ?
François Joncour : « Non, pas du tout. Tout vient d’une invitation de La Carène, une salle de concert de Brest. Avec le laboratoire Bebest, elle nous a conviés à concevoir ce projet. Mais cela répondait à mes préoccupations récentes, liées à des prises de conscience des enjeux écologiques contemporains. Cela faisait écho à ce questionnement et à un travail que je venais d’entreprendre autour de la collecte sonore en milieu urbain et rural : peu de temps avant, j’étais allé aux Etats-Unis pour cela. »
Vous mêlez effectivement vos propres enregistrements de terrain aux enregistrements des scientifiques. Vous avez eu de longues discussions sur les questions d’acoustique avec eux ? Considèrent-ils leurs propres enregistrements sous un angle esthétique ? Les trouvent-ils beaux ?
François Joncour : « Je ne sais pas trop… En fait, ils s’en tiennent à des données moins esthétiques que scientifiques. Les deux peuvent parfois s’allier, se réunir, mais il ont surtout des exigences techniques. Pour eux, un enregistrement ne doit pas être beau mais bon. Un bon enregistrement a, pour eux, certaines caractéristiques techniques, liées notamment à la bande passante. Je ne vais pas entrer dans les détails… Il y a une acousticienne dans le laboratoire qui va isoler les sons qui, pour eux, ont un intérêt scientifique de ceux qui en ont moins. »
Eux s’intéressent aux sons qu’ils trouvent bons (et pas forcément beaux) et vous aux sons que vous trouvez beaux (et pas nécessairement bons)…
François Joncour : « Oui, c’est ça. Moi, par exemple, j’ai été stupéfié par le son des mouvements de la banquise sous l’eau. J’ai été fasciné par le son de la banquise qui fond, qui craque, qui se détache d’un bloc plus gros… Je n’ai eu de cesse de l’utiliser, de la manière la plus pertinente possible. C’est un son que je trouve extrêmement beau mais c’est une beauté paradoxale, puisque l’origine de sa beauté est désastreuse : elle est éminemment liée au réchauffement climatique. J’ai à propos de ce son un sentiment qui est assez ambigu, paradoxal, mais il est probablement à l’origine de ces compositions. »
Les mots « la beauté d’une catastrophe » reviennent souvent dans ce disque. Est-ce pour autant un disque pessimiste ?
François Joncour : « J’aurais du mal à le dire… J’avoue être en demande de retours, je suis très intéressé par les avis que je peux récolter… J’ose espérer, malgré tout, qu’il ne soit pas perçu comme pessimiste. Je l’ai voulu le plus énergique possible. Lors des conversations qu’on pouvait avoir avec les chercheurs pendant les temps de résidence, je leur demandais : « Mais comment faites-vous pour supporter ces données qui, sans arrêt, annoncent des faits anxiogènes et déprimants ? ». Ils me répondaient qu’ils restent dans le faire, dans l’énergie. Pour reprendre des expressions de philosophes, ils cherchent à vivre des « passions positives », plutôt que négatives. C’est le fil que j’ai essayé de suivre tout au long de cet album : ne pas être dans l’optimisme béat mais, malgré tout, conserver une forme d’espoir. »
Au final, ce disque prend la forme d’une série de portraits, parfois de lieux mais surtout de chercheuses et de chercheurs. Ces femmes et ces hommes vous ont fasciné ?
François Joncour : « Complètement ! Cette idée de portraits n’est pas née tout de suite. Elle est née parce que, à force de passer du temps dans ce laboratoire, je me suis rendu compte qu’il y avait des individus derrière ces chercheurs. Je les ai soumis à un questionnaire de Proust pour en savoir un peu plus sur leurs goûts, leurs envies, leurs peurs, tout ce que permet de faire émerger ce fameux questionnaire… J’avais envie qu’on recentre le propos autour de cette parole qui devrait être première : la parole du chercheur. Elle devrait être prioritaire, par rapport à la parole des commentateurs. Je voulais mettre en lumière ces femmes et ces hommes qui font un travail qui trop souvent reste dans l’ombre. On voit bien qu’il est difficile de communiquer sur ces recherches-là et sur leurs résultats. Je trouvais fantastique le travail effectué et surtout l’obstination avec laquelle ils mènent leurs recherches. »
Pour finir, est-ce que cette aventure a changé votre rapport à la mer ? Et au vivant ?
François Joncour : « Mon rapport à la mer, qui a toujours été fort, s’est encore renforcé. C’est une présence qui m’est très chère. Mon rapport au vivant s’est intensifié. Il serait difficile de revenir en arrière après avoir accumulé toutes ces connaissances sur le vivant. Ce genre de projet nous rend plus humble vis à vis de ce qui nous entoure. J’ai envie, assez simplement, d’en prendre encore plus soin. Je suis à l’affût, je suis beaucoup plus concerné par ce qui m’entoure. Mon comportement n’est pas parfait pour autant. Mon mode de vie est parfois en contradiction avec mes idées, je le sais, mais ce projet a été une prise de conscience supplémentaire… »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de François Joncour Le site web du laboratoire Bebest Le site web de La Carène, la salle de spectacles de Brest à l'origine du projet