Au cœur de Paris, l’Ircam réouvre, après de longs travaux, son « Espace de projection », une salle totalement modulaire, capable de faire varier son acoustique à l’infini puisque ses parois et son plafond sont mobiles. Toutes ses composantes ont trois faces : l’une absorbante, l’autre réfléchissante, la troisième diffusante. Elle est équipée de 339 haut-parleurs, contrôlés par un ensemble d’ordinateurs gérant en temps réel la spatialisation. Bref, un jouet sans pareil pour les fous d’immersion sonore !
Quelles œuvres donner dans cet écrin ? L’équipe de l’Ircam a pensé à un projet du compositeur Florent Caron Darras, qui s’interroge justement sur la façon la plus juste de restituer un paysage sonore. Il a conçu, en s’inspirant des enregistrements qu’il a réalisés dans la nature, un panorama musical en trois dimensions, qui ne se contente pas d’une répartition des sons entre la gauche et la droite mais pense aussi en termes de « haut », de « bas », de « devant », de « derrière ». Transfert, son œuvre – plus abstraite que figurative, profondément marquée par l’usage des machines – est créée le 17 janvier, en complément de pièces d’Olivier Messiaen et de Natasha Barrett.
Dans ce programme, vous voisinerez avec La rousserolle effarvatte et Le Courlis cendré d’Olivier Messiaen. C’est un voisinage agréable ?
Florent Caron Darras : « Oui, très agréable ! C’est la direction artistique de l’Ircam, Frank Madlener et Suzanne Berthy, qui ont conçu ce programme, avec le directeur de l’ensemble TM+, Laurent Cuniot. Comme Transfert aborde la question du modèle naturel, mais d’une autre manière, ils ont pensé à établir cette jonction. Les pièces de Messiaen sont des soli, sans électronique. Elles viennent introduire puis ponctuer le concert, ce qui permet de changer d’échelle. L’écoute va vraiment circuler entre des choses très locales sur scène et des choses plus spectaculaires en salle. »
Messiaen retranscrivait des chants d’oiseaux dans ses cahiers. Votre méthode est très différente. Comment avez-vous procédé pour écrire Transfert ?
Florent Caron Darras : « En fait, je fais un doctorat en création-recherche au Conservatoire de Paris. Je travaille avec Gérard Pesson et Makis Solomos. Mon sujet de thèse, après plusieurs années de réflexion et de pratique, porte sur la question du paysage et du vivant, que je mets en relation avec la technologie. Je travaille surtout la question de la temporalité, au sens large comme au sens très local, soit la temporalité du paysage dans le développement (comment la traduire et la transcrire dans une œuvre musicale), soit la temporalité rythmique (comment rendre la complexité rythmique du vivant, par exemple d’un chant d’oiseau). Pour cela, je fais le pari qu’un paysage n’est pas uniquement caractérisé par les objets sonores qui le constituent (tel ou tel chant d’oiseau, son de faune ou de flore). C’est surtout le mode spatio-temporel du paysage qui m’intéresse et qui, selon moi, le caractérise. Pour le dire autrement, l’idée de Transfert est de conserver l’emplacement spatio-temporel des oiseaux. J’ai enregistré des forêts avec un micro 3D, en ambisonie. Avec une machine, un ordinateur, j’ai analysé ces enregistrements pour pouvoir remplacer les enregistrements originaux des oiseaux dans la forêt par des sons que je compose moi-même. Ce que je conserve, c’est l’endroit. Je déploie petit à petit dans la pièce (et surtout dans les 10 dernières minutes) un paysage complètement artificiel mais qui est complètement calqué sur les propriétés réelles de la forêt que j’ai enregistrée. »
De quelle forêt s’agissait-il ?
Florent Caron Darras : « La forêt de Brissac, en Anjou, au sud d’Angers. »
Votre pièce mêle l’électronique et le jeu de dix musiciens. Comment avez-vous réparti les rôles ?
Florent Caron Darras : « L’idée de Transfert mène de l’extérieur vers l’intérieur, d’une forêt à une salle de concert et du chant d’oiseau vers quelque chose de plus synthétique, de beaucoup plus abstrait. On ne reconnait pas les chants d’oiseaux, à part à de rares endroits où je les fais entendre. J’ai également imaginé un transfert entre la scène et la salle : l’ensemble instrumental génère les matières qu’on entend ensuite dans la salle au niveau électronique. Ils sont dix, ce qui permet une diversité, comme si chaque instrument était un animal imaginaire. En fait, l’électronique, au début, sonne comme un seul animal imaginaire puis se diversifie, pour devenir un paysage complet, alors que les instruments, dans le sens inverse, vont de la diversité vers un tutti où ils jouent tous ensemble, comme s’ils ne constituaient plus qu’une seule et même espèce. Composer ces éléments musicaux comme s’ils étaient des animaux imaginaires, cela vient de travaux antérieurs que j’ai pu faire sans l’électronique. J’avais observé dans les paysages que j’enregistrais que la faune avait souvent un comportement commun : elle répétait des sons à équidistance de temps. La chouette hulotte mâle, par exemple, a un chant en deux parties. Elle attend un certain temps entre chaque partie du chant, puis elle attend plus longuement avant de le reprendre entièrement. À chaque occurrence de son chant, les intervalles de temps sont similaires. C’est une sorte de métronome. Je me suis dit que je pouvais placer les motifs des instruments comme des rappels réguliers, avec de petites irrégularités. Je construis ainsi une polyrythmie. Je marie la trompette, le xylophone et le piano pour qu’ils produisent un « chting … chtiiing ». Ça varie très légèrement, comme un animal qui lancerait un cri. Il y a cette polyphonie et, à côté, d’autres comportements nés d’une écriture musicale plus libre. »
Vous parliez des œuvres précédentes… Comment cette œuvre s’inscrit-elle dans votre parcours ? Ouvre-t-elle un nouveau chapitre ?
Florent Caron Darras : « Oui, clairement. Tout me conduisait à écrire cette pièce. Travaillant sur la question du paysage, il fallait que je me confronte à un moment à l’audio en 3D. Transfert articule instruments et synthèse, ce qui n’est pas évident à faire, parce que ce sont tout de même des rayonnements acoustiques différents, ce qui nécessite un gros travail de sound design, notamment de la part de l’ingénieur du son qui sonorise le concert et doit trouver les points de contact entre instruments et synthèse électronique. L’idée d’enregistrer une forêt en 3D et d’utiliser ces enregistrements comme une carte et une partition spatio-temporelle a donné des résultats assez inattendus, notamment au niveau de ce qu’on pourrait appeler la « synthèse spatiale ». On peut percevoir un objet sonore de façon très complexe spatialement : son timbre est très élastique, il est mobile dans l’espace. C’est une très grande surprise. Je n’aurais jamais trouvé ça si je n’avais pas eu l’idée de ces micros en trois dimensions. Ça va m’accompagner un paquet d’années, je pense. En fait, on a créé un nouvel outil. Quand je suis arrivé à l’Ircam, il y a deux ans, et que j’ai proposé ce projet à Augustin Muller, le réalisateur en informatique musicale qui m’accompagne, il m’a répondu « C’est super, ça m’intéresse, parce que je ne sais pas encore le faire : analyser une scène et trouver où se passent les choses pour pouvoir les remplacer ». Aujourd’hui, on a un outil, qui est façonné pour Transfert mais qui peut être utilisé pour plein d’autres choses. »
Après la création, aura-t-on le plaisir d’entendre un enregistrement de cette œuvre ?
Florent Caron Darras : « Oui, la pièce va être captée. Elle sera mise sur le Youtube de l’Ircam. Ce sera probablement en stéréo, peut-être en binaural, mais ça ne rendra pas l’expérience totale. Quand je travaille sur l’espace, comme ça, je suis bien conscient que ce sont des conditions très particulières, très exceptionnelles. Mon travail est aussi de faire en sorte que le discours musical résiste dans des espaces beaucoup plus simples, que l’écoute en stéréo fonctionne aussi. »
Photo de têtière : François Mauger Autre photos fournies par Florent Caron Darras
Pour aller plus loin... Le site web de Florent Caron Darras La page du site web de l'Ircam consacrée au concert La page du site web de l'Ircam consacrée à l'espace de projection