Ce qui disparaît, nous ne l’avions peut-être même pas entendu… Tel est l’un des nombreux enseignements que l’on peut tirer de l’écoute de la nouvelle œuvre d’ErikM. Pour Fata morgana, le compositeur est parti de ce qui échappe à l’oreille humaine : les cris et les chants des chauve-souris, des globicéphales… Il en a tiré une suite qu’il a confiée à l’ensemble albigeois Dedalus. Elle sera jouée à Vandoeuvre-lès-Nancy le 25 mai 2022, dans le cadre du festival Musique Action, puis à Courbevoie le 3 juin, dans le cadre des journées « Jardins ouverts », avant d’être éditée par le label new-yorkais Relative Pitch Records à l’automne. ErikM explique sa méthode de travail…
Comment sont nées les partitions de Fata Morgana ?
ErikM : « Elles viennent d’un long processus. Elles sont d’abord issues d’un voyage en Tasmanie, au sud de l’Australie, où j’ai enregistré un grand nombre de batraciens. J’ai retranscrit ces enregistrements et, grâce à un piano Midi, je les ai convertis en notes. Une autre partie de ce projet est issue d’une collaboration avec le CNRS de Toulon. J’y ai récupéré des données dc chauve-souris, de rorqual commun et surtout de globicéphales. Tous ces chants sont souvent en dehors du champ auditif humain. Nous, on entend, en gros jusqu’à 15 ou 16 kilohertz. Ces chants d’amour ou des cris de chasse montent jusqu’à 175 kilohertz. J’ai redescendu ces sons jusqu’au spectre de l’oreille humaine, je les ai retranscrits en notes et j’ai enlevées les parties qui ne m’intéressaient pas. Cette composition était surtout un travail de soustraction. »
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce qui échappe à l’oreille humaine ?
ErikM : « J’ai beaucoup travaillé sur des matériaux fantomatiques. La pièce que j’avais faite avant traitait des yōkai, les fantômes japonais. Je m’intéresse à des choses qui sont issues du réel mais qui nous dépassent. A partir du moment où on n’en a pas conscience, on ne sait pas très bien ce qui est là et ce qui n’est pas là. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la mémoire du son de la guerre, notamment de la Première guerre mondiale, pour laquelle il n’y a aucun enregistrement sonore. Mon imaginaire m’amène souvent vers ce genre de choses. Ma prochaine pièce, conçue pour un ensemble bâlois, Ensemble This I Ensemble That, sera un travail sur l’électromagnétisme de la zone de la ville de Bâle. Ça me permet de sortir de ce que j’ai déjà entendu (j’ai une écoute assez profonde au quotidien). Aller chercher des choses qui sont en dehors de notre perception me permet de développer mon imaginaire et surtout de pouvoir le transmettre aux musiciens, de façon à ce qu’ils l’adaptent de manière modale, à travers les notes de la partition, ou orale, à travers un travail sur le plateau. Souvent, c’est mélangé. Il y a beaucoup de travail de plateau qui passe par l’improvisation enregistrée, dont je récupère des éléments que je retranscris de manière souvent graphique ou à travers des séquences d’animation vidéo. »
Ce mélange est également à l’œuvre dans Fata Morgana, puisque vous avez écrit les partitions puis diffusé des éléments complémentaires dans le casque des musiciens.
ErikM : « Ce n’était qu’une étape de la création. J’ai voulu une dimension « biomimétique ». Je diffusais des sons de variétés de grenouilles endémiques de Tasmanie. En général, ce n’est qu’un balancement rythmique sur une note, un pip-pip pip-pip-pip-pip. A chaque musicien correspondait une espèce de grenouille. Sur scène, lors de la création, ils auront aussi un casque à un moment, parce que je change le tempo en temps réel, pour perturber le flux, pour que la musique bouge de manière un peu différente. »
Quand on travaille sur ce qui échappe à l’oreille humaine, combat-on pour autant cette idée simple et simpliste qui voudrait que ce qu’on n’entend pas n’existe pas ?
ErikM : « C’est toujours la même histoire : quand un arbre tombe dans la forêt, si on ne le voit pas et qu’on ne l’entend pas, tombe-t-il vraiment ? Je fais le constat chaque jour de cet écart entre nos perceptions et la réalité à l’endroit où je vis. Mon environnement change assez vite. Autour de moi, des pans entier de falaises sont en train de s’écrouler mais, même en vivant à côté, je ne vois pas ce changement se produire. Cela doit se passer la nuit. Je vis dans la Drôme et, avec le réchauffement climatique, le calcaire absorbe beaucoup d’eau. Quand il pleut beaucoup, l’eau ruisselle dans les lapiaz, dans les fentes des pierres et, avec le gel puis le dégel, cela crée des déséquilibres. Je vois d’un seul coup une falaise qui m’était extrêmement familière, qui avait une teinte dominante grise, changer de couleur parce que des pans nouveaux apparaissent. De la même façon, ce qui m’intéresse dans la musique, c’est de faire apparaître d’autres dimensions. Je fais un pas de côté. Ma pratique plus habituelle est l’improvisation libre. J’y suis dans l’instant. Ce qui se produit émane de l’instant, du rapport aux techniciens ou aux danseurs, à l’endroit où je suis. Alors que le travail de composition permet d’être sur des temps beaucoup plus longs. Il est assez proche de mon travail à l’atelier, parce que je suis aussi plasticien. Je peux passer beaucoup de temps à travailler sur une pièce qui n’a pas de nom, dont les éléments restent à nommer. »
Vous parlez à propos de ce travail de « biomimétisme », c’est-à-dire d’imitation du vivant. Ces derniers siècles, la musique occidentale s’est voulue autonome : elle s’est affranchie de ses anciennes tutelles, s’est dégagée de toute signification extérieure et n’obéit plus qu’à ses propres lois. Assistons-nous au retour du vivant dans la musique ?
ErikM : « Je pense qu’il est là depuis un moment. Messiaen a beaucoup travaillé pour ça, avec notamment sa série sur les oiseaux. Je l’ai découverte un peu tard, parce que je ne viens pas du tout de ces musiques-là. Il y a encore, au cœur de la musique, une certaine mystique. J’ai toujours baigné là-dedans, cela m’a nourri. Ma culture musicale vient du rock et de la musique industrielle. J’ai commencé par l’agencement de bruits. Je suis né en 1970. Le rapport au religieux a été complètement mis de côté mais on a encore besoin d’une forme de mystique. Ce besoin, nous le transposons ailleurs. Dans le rock, notamment. Il n’y a qu’à voir les icônes qu’il a produites. A partir du moment où on fait de l’art, qu’on en ait conscience ou pas, les profondeurs finissent toujours par remonter à la surface. C’est ce que j’appelle une mystique, sans nécessairement l’attacher à une religion… »
Cette mystique peut-elle prendre la forme d’un culte de la nature ?
ErikM : « Certainement, oui. On le voit notamment du côté du féminisme : il y a un imaginaire qui renaît autour de la sorcellerie… »
Photo de têtière : François Mauger Photo des artistes : droits réservés
Pour aller plus loin... Le site web d'ErikM La présentation du concert dans le cadre du festival Musique Action