Memphis Minnie chantait les crues du Mississippi (When the levee breaks, 1929), Woody Guthrie les tempêtes de poussière (Dust Bowl Ballads, 1940)… Guitariste érudit, Daniel Bachman connaît ces modèles sur le bout des doigts mais a choisi de ne pas les suivre. Même s’il s’inscrit dans la lignée de John Fahey et de ce que certains critiques états-unien osent appeler l’ « American Primitive guitar », ce musicien est d’un autre siècle, le nôtre, et opte pour de nouvelles voies. Almanac Behind, son nouvel album, paru chez Three Lobed Recordings, le label de Sonic Youth, mêle à ses habituelles mélodies des enregistrements d’intempéries et des flashes radiophoniques d’urgence. Daniel Bachman explique sa démarche…
D’où viennent les sons d’enregistrement de terrain que nous entendons sur Almanac Behind ? Sont-ils dus à des intempéries que vous avez réellement traversées ?
Daniel Bachman : « Les enregistrements que vous entendez tout au long d’Almanac Behind ont été collectés sur une période de 6 mois, de janvier à juin 2022, par moi-même et plusieurs amis ou membres de la famille. En janvier 2022, nous avons connu en Virginie un épisode de neige exceptionnellement lourde, mouillée, qui a coupé les routes locales et endommagé le réseau électrique. A cela s’est ajoutée une pénurie de travailleurs, due à une grave maladie causée par le variant Omicron du SARS-CoV-2. Certaines parties de la région ont été privées d’électricité pendant plus de deux semaines. J’ai recueilli des sons d’inondation, de grêle, de fortes pluies, de tonnerre, de vents violents… Je les ai combinés avec les bulletins météo d’urgence reçus pendant cette période, pour créer un effet narratif. Alors que les incendies de forêt deviennent un problème croissant dans la région des Appalaches, ici, la menace la plus pressante demeure les effets de la sécheresse et des inondations soudaines. L’occurrence d’événements météorologiques extrêmes augmente chaque année et, en cas de durcissement après des semaines de sécheresse, le sol ne peut pas absorber une forte pluie. Le résultat, dans ces vallées étroites, est un débordement catastrophique des ruisseaux, des torrents et des rivières comme ce fut le cas dans l’est du Kentucky le 27 juillet 2022. Les mines à ciel ouvert dans certaines régions aggravent encore ces conditions. Ce ne sont cependant que les problèmes auxquels nous sommes confrontés localement. L’ensemble des États-Unis connaît simultanément de nombreux événements qui se chevauchent, tout comme le reste de notre planète. »
Quels sentiments avez-vous voulu provoquer chez l’auditeur lors de la préparation de ce disque ?
Daniel Bachman : « Ici, aux États-Unis, nous sommes confrontés à une minimisation constante et à un obscurcissement total concernant la réalité à laquelle nous sommes confrontés, cette dégradation climatique exponentielle. Même si nos rendements de blé atteignent des niveaux historiquement bas, même si les zones rurales et les villes sont de plus en plus souvent frappées par des catastrophes météorologiques liées au climat, même si les températures battent des records chaque semaine, on n’entend que le silence de notre gouvernement et on ne voit qu’un manque d’engagement de la part de la population en général et des artistes en particulier. Ce que je voulais, c’était de connecter l’auditeur à ces expériences, et cela dans un environnement sûr et contrôlé. Je voulais donner à l’auditeur un espace pour réfléchir à ces changements terrestres, hors de tout contexte d’urgence. Je voulais ainsi rappeler aux gens qu’il n’est pas nécessaire d’être un expert pour parler d’effondrement climatique. Si vous rencontrez des conditions météorologiques extrêmes et des changements dans les normes climatologiques de votre région, vous êtes un expert : vous avez vécu un peu de cet effondrement. »
Parfois, vos instruments sont presque cachés par la pluie et le vent. Sur un album précédent, vous avez écrit un Blues in the Anthropocene. Les éléments jouent-ils maintenant ce « blues », sans que l’humain ait besoin d’en ajouter beaucoup ?
Daniel Bachman : « J’ai parfois du mal à exprimer le poids émotionnel des bouleversements sismiques que nous vivons tous sur Terre à travers de simples changements de tonalité, de majeur à mineur, à travers mes mots ou même à travers les instruments dont j’ai appris à jouer. En utilisant des sons littéraux ou abstraits, ceux de ces événements météorologiques extrêmes, j’essaie d’établir un lien émotionnel direct avec l’auditeur, quelles que soient ses préférences musicales ou culturelles. Tout le monde sur Terre sait ce qu’est le bruit de la pluie battante, de l’eau qui se précipite, du feu ou du silence qui suit ces événements. Je pense aussi qu’apprendre à travailler de manière créative avec des collaborateurs non-humains sera l’un des seuls moyens de nous adapter à la vie dans l’Anthropocène. »
Pensez-vous que l’art a encore un rôle à jouer, en plein milieu de cette crise climatique ?
Daniel Bachman : « L’art nous aide à traiter émotionnellement les changements de notre monde. Il peut également servir de document à des époques aussi instables que celle que nous vivons actuellement. Mon intérêt pour le folklore et l’histoire orale m’amène directement à ce projet, que je vois comme cela : un enregistrement littéral des changements massifs de la Terre. Cette pratique était courante dans les premières formes musicales américaines, la country, le blues et le folk, au tournant du siècle dernier. Les artistes racontaient des événements tels que de grandes inondations, des sécheresses et toutes sortes de catastrophes naturelles. Ces interprétations personnelles du désastre ont inspiré une grande partie du matériel sonore et du récit que j’ai essayé de réunir sur Almanac Behind. Cependant, je vois aussi le grand potentiel de l’art quand il s’agit de sensibiliser autrui aux problèmes sociaux ou politiques, la crise climatique étant la plus grande menace pour l’humanité de notre longue histoire. En fin de compte, j’espère que les gens pourront ressentir des émotions à l’écoute de ce disque et que cela nous encouragera tous à essayer de développer des relations de travail avec ces forces non-humaines – les animaux, les éléments… – qui menacent la stabilité de nos sociétés. Nous devons travailler avec la pluie, le vent et parfois la puissance terrifiante de la planète Terre, quitte à changer nos modes de vie et surtout nos esprits, notamment à propos de ce à quoi nous pensions que la vie au vingt-et-unième siècle ressemblerait. Indépendamment de tout cela, j’espère que l’écoute du disque est une expérience agréable pour l’auditeur. Personnellement, il m’a aidé à surmonter certaines émotions difficiles au cours de l’année passée… »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... La page web consacrée à l'album sur le site de Daniel Bachman