Il est impossible d’utiliser les termes de « chant de la terre » sans se référer à l’œuvre testamentaire de Mahler, une symphonie jouée pour la première fois en novembre 1911, six mois après la mort du compositeur. Le premier album en commun de l’Australien Lawrence English et de la New-Yorkaise Lea Bertucci mériteraient pourtant l’appellation. Eruptions, tremblements de terre, coulées de lave, tectonique des plaques… Les phénomènes géologiques les plus inquiétants et tous les mystères du monde souterrain y sont évoqués au travers d’enregistrements de terrain, de manipulations électroniques mais aussi de notes de guitare, de violoncelle ou de flûte. Les cinq titres qui composent Chtonic – Amorphic Foothills, Dust Storm, Geology of Fire, A Fissure Exhales, Strata – sont autant de plongées imaginaires sous la croûte terrestre ou au plus près de sa surface, au cœur de forces invisibles mais irrésistibles. La tension est souvent à son comble dans cet album parfois écrasant, qui ne génère des traînées lumineuses que pour mieux les faire disparaître dans une obscurité caverneuse. Trois questions aux deux démiurges…
Pouvez-vous nous dire de quels enregistrements de terrain vous êtes partis ? Ou bien est-ce une information inutile ?
Lawrence English : « Je pense que c’est toujours bien d’être curieux de l’origine des sons, même si, sur cet enregistrement, le fait de ne pas savoir fait partie intégrante du voyage. Ce disque est spéculatif. Nous sommes de toute façon un espèce spéculative : nous commençons tout juste à connaître les sons du monde au-dessus et au-dessous de nous. Lorsque Léa et moi avons commencé à parler de ce projet, nos conversations étaient axées sur des idées telles que la pression et la façon dont les masses géologiques se forment et se brisent. D’une certaine façon, ce disque est davantage une méditation sur les forces qui produisent notre monde que sur le monde lui-même. »
Lea Bertucci : « Je suis perpétuellement fascinée par la façon dont les sons réels peuvent passer de la familiarité à l’ambiguïté. Lorsque le processus d’enregistrement lui-même agit comme un outil de « défamiliarisation », le son peut se transformer et captiver. Les enregistrements que nous avons utilisés ont été densément superposés et esthétisés, de manière à créer ce type de mutabilité. Je pense que la beauté de ces enregistrements réside dans l’ambiguïté émotionnelle que peut ressentir l’auditeur. Il y a là un espace permettant aux auditeurs de projeter leurs propres idées et désirs sur la musique. »
Est-ce que la géologie et les sons de la terre (la géophonie) sont une passion commune ?
Lawrence English : « Comment ne pas être fasciné ? Sous nos pieds, en ce moment même, se trouvent de multiples couches de vibrations et de sons qui existent sans, pour la plupart, être reconnus. Je pense que c’est une raison suffisante pour se pencher sur cette zone. »
Lea Bertucci : « Une partie de l’inspiration venait en fait la « lourdeur de la terre » à l’époque où nous faisions le disque, entre 2020 et 2021. Lawrence et moi étions à peu près aussi éloignés physiquement l’un de l’autre que possible, donc nous sentions et mesurions cette distance aux niveaux physique, psychique et social. »
A quoi renvoie le titre, Chtonic, qui d’ordinaire se réfère aux déités souterraines de la mythologie grecque ?
Lawrence English : « Je pense que, dans une certaine mesure, le titre évoque l’idée selon laquelle, depuis des dizaines de milliers d’années, les humains cherchent à comprendre et à explorer des endroits qui ne sont pas à la surface. Ici, dans mon pays, les communautés indigènes australiennes, qui sont – et c’est une fierté – reconnues comme les groupes culturels les plus anciens au monde, ont souvent recherché des grottes ou d’autres espaces intérieurs pour peindre, dans certains cas pour organiser des cérémonies ou pour s’abriter. Cet intérêt est partagé par de nombreux autres groupes culturels et nous en sommes encore, maintenant, en train d’en découvrir les raisons. Nous avons tellement de choses à apprendre… »
Lea Bertucci : « Lorsque l’on considère l’âge de la Terre, la civilisation humaine n’est qu’un sursaut sur l’échelle du temps. Les questions de mesure du temps d’un point de vue non anthropocentrique ont donc certainement eu une influence sur ce titre. Je suis toujours étrangement réconfortée par cette idée de temps géologiques, lorsque je me sens dépassée par certains aspects de ma vie ou frustrée par notre civilisation. Il est bon de considérer la perspective macro ! »
Photo de têtière : détail de la pochette de l'album
Pour aller plus loin... La page Bandcamp de l'album