Les pratiquants des musiques anciennes s’y connaissent en durabilité : certains jouent des œuvres écrites il y a près de 500 ans ! Et, contrairement à ce que certains croient, même s’ils ont le nez dans des partitions multicentenaires, ils s’intéressent aux questions écologiques de notre siècle. En témoigne l’évolution d’un programme de soutien aux ensembles baroques lancé par le Centre culturel de rencontre d’Ambronay, « Eeemerging », qui devient « Sustainable-Eeemerging ». Nicolas Bertrand, qui pilote ce projet pour l’ancienne abbaye bénédictine, située à 45 minutes au nord de Lyon, explique comment il contribue à soutenir le parcours professionnel d’ensembles de musique ancienne de manière durable…
Quel rapport créez-vous, avec Sustainable EEEmerging, entre musiques anciennes et lutte contre le changement climatique ?
Nicolas Bertrand : « Une petite précision pour commencer : on travaille sur les musiques anciennes mais on s’intéresse aussi à leur rapport aux musiques plus contemporaines. On accompagne également des artistes qui ont des pratiques historiquement informées, qui peuvent aborder des répertoires plus récents ou des répertoires de musiques anciennes qui dialoguent avec des musiques que j’appellerais « sans âge », comme les musiques traditionnelles. Ceci dit, quand on parle de soutenabilité, on a vraiment une ambition holistique. On intègre à la fois les notions de changement climatique et les questions de durabilité des carrières des musiciens. On n’oublie pas les autres piliers de la soutenabilité : les questions sociales, économiques (comment développer une économie plus stable?)… Les musiques anciennes et les jeunes musiciens qu’on accompagne ont leur place dans ce schéma. Ils peuvent en être totalement acteurs, et à tous les niveaux, à partir du moment où, dans la façon dont ils développent leur carrière, ils ont toutes ces questions-là en tête, dans leur grande diversité. De jeunes artistes nous demandent souvent : « Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas prendre l’avion pour les tournées ? », on leur répond « Pas nécessairement ». Il y a des moments où on n’a pas le choix. Dans les Balkans, par exemple, il est quasiment impossible de voyager en train d’un pays à l’autre. Il y a des solutions qui existent et il y a des choses à inventer. Cette charge-là ne doit pas peser sur les seules épaules des artistes. Le rapport entre les artistes d’une part et les organisateurs de festivals, les programmateurs, les associations qui peuvent parfois accueillir un concert de l’autre doit être basé sur la notion de coopération. »
Les concepts issus de la sphère écologique vous aident-ils à repenser l’activité artistique et peut-être à la faire évoluer ?
Nicolas Bertrand : « Bien sûr. L’une des clés est la question des répertoires : que peut-on dire à travers la musique ou en situant une musique dans son contexte historique et social ? Comment cette musique peut-elle trouver une résonance aujourd’hui ? Si on parle de la biodiversité, il y a de nombreux répertoires qui peuvent célébrer la nature. Comment les faire entendre aujourd’hui ? Comment peuvent-ils trouver un écho dans les notions d’effondrement de la biodiversité ? Un répertoire ancien peut être un outil pour questionner notre époque. Il peut revaloriser la dimension locale : les jeunes artistes redécouvrent des répertoires hyper locaux. On peut également se demander comment ces jeunes artistes, en ayant une conscience plus écologique, peuvent apporter des réponses à d’autres enjeux de soutenabilité, comme le besoin de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Ça nous amène notamment aux questions de santé mentale. Comment la manière dont ils développent leur projet en ensemble peut-elle tenir compte de ces questions-là ? Comment peuvent-ils faire un pas de côté face aux rapports traditionnels de marché, d’offre et de demande, pour se situer comme des partenaires des festivals ou des organisateurs ? Comment peuvent-ils proposer de nouvelles formes de concerts ou de nouvelles formes de mobilité ? Vient aussi la question de la dimension sociale et territoriale. Le métier d’artiste est souvent pratiqué au cours de tournées mais la question d’une implantation locale peut être le support d’un développement d’activités complémentaires, comme de la formation ou des ateliers. Il est intéressant d’observer que, dans certaines régions, il y a une grande émulation entre musiciens. Je pense à la Catalogne, par exemple. Cela crée des dynamiques, ils s’inspirent les uns les autres, ils créent des temps forts, les musiciens d’un ensemble peuvent en remplacer d’autres… Enfin, il y a un aspect qu’on essaie de développer, c’est la dimension européenne et celle du voisinage de l’Europe. Comment un programme comme Eeemerging, qui a débuté il y a une dizaine d’années, peut-il être plus accessible à des artistes qui viendraient de régions dans lesquelles il n’y a pas nécessairement de grande école où on peut apprendre les musiques anciennes ? Ou alors de régions où il n’y a pas d’instruments anciens à disposition ? Je pense à l’est de l’Europe, voire à son voisinage, comme l’Arménie, par exemple. Comment créer des échanges qui pourraient être très enrichissants ? »
Est-ce que ces changements correspondent à des changements au Centre culturel de rencontre d’Ambronay ?
Nicolas Bertrand : « La façon dont on essaie de faire évoluer le rapport entre les jeunes artistes et les producteurs ou les programmateurs correspond à ce qui se fait au Centre culturel de rencontre. Nous avons fait le calcul du bilan carbone du festival d’Ambronay. Les questions de changement climatique et d’écologie infusent petit à petit dans la démarche générale du Centre. L’an dernier, il y a eu une rencontre professionnelle sur le thème du lien entre l’international et le très local : comment les démarches artistiques peuvent naître et croître à partir du milieu rural… Ces questions traversent depuis plusieurs années le Centre culturel de rencontre. Un projet comme Eeemerging, par sa dimension européenne et, à travers elle, par la grande diversité de points de vue, de goûts, de réalités, de contextes qu’elle met en jeu, est aussi une façon de faire évoluer les pratiques. J’évoquais la question des tournées. Le Centre culturel de rencontre et d’autres partenaires vont expérimenter le développement d’un « hub » local : le Centre culturel de rencontre n’est pas une tour d’ivoire au milieu d’un territoire, en concurrence avec d’autres tours d’ivoire, mais peut également être l’animateur d’un réseau de structures, culturelles ou pas, qui permettrait de faire naître des projets comme des tournées locales pour des artistes qui viendraient de l’autre bout de l’Europe. C’est un exemple assez concert. A Ambronay, comme pour tout festival, l’essentiel de l’impact carbone est lié au déplacement du public. On est en milieu rural, les transports en commun ne sont pas optimum. A travers un projet pareil, on peut, plus activement encore, tester des solutions sur ces enjeux. Le Centre culturel de rencontre d’Ambronay a initié Eeemerging et en est le chef de file mais ce projet permet au Centre lui-même de modifier ses propres pratiques. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web du Centre culturel d'Ambronay Le site web du programme Eeemarging