Arturo O’Farrill : « J’ai demandé à chaque trompettiste de méditer sur l’eau »

« Ecrire cette musique ne m’a pas rendu heureux » révèle ici Arturo O’Farril à propos du troisième mouvement de sa suite consacrée à l’eau, Mundoagua. Il faut en effet le savoir : travailler sur les questions environnementales peut être désespérant à l’heure où les accords sur le climat sont foulés au pied. Cela n’a pas empêché le pianiste et compositeur, figure majeure du latin jazz contemporain, de publier un disque richement orchestré, dont il dévoile plus bas certaines sources d’inspiration…   

La suite Mundoagua est une commande de la Columbia School of Music mais l’auditeur sent que cette œuvre répond aussi à un désir personnel. Quelle est votre relation avec l’eau ?

Arturo O’Farrill : « Effectivement, Mundoagua a été commandée par la Columbia School of the Arts et a un lien personnel, profond, avec moi : mes convictions guident toujours mes compositions. J’ai toujours été connecté à l’eau. Etre humain, c’est savoir qu’il y a une quantité limitée d’eau sur la planète Terre, et que nous en détruisons une grande partie. J’adore nager. Je suis un plongeur sous-marin aguerri. L’eau est mon élément naturel. Très souvent, j’ai même l’impression de nager dans la vie. Ce qui arrive à l’environnement et en particulier à l’eau potable dans ce monde est véritablement effrayant. »

Mundoagua s’ouvre sur un dialogue entre la trompette et le reste du big band…

Arturo O’Farrill : « Les premières fois que vous entendez la trompette sont écrites. Ces amorces de dialogue sont inspirées de prières basées sur les cinq prières de l’Islam. La deuxième fois que vous entendez les trompettes, elles sont seules, avec un arrière-plan, car j’ai demandé à chaque trompettiste de méditer sur le sujet du changement climatique et sur quatre états de l’eau, qui va de la goutte à la pluie, puis au climat humide d’une forêt tropicale à part entière. Entre les deux, nous évoquons la glace puis l’océan. Chaque trompettiste joue d’abord une prière écrite, puis après que l’orchestre a pris sa place, ils interviennent avec une méditation improvisée. »

Partout dans le monde, l’eau est un enjeu éminemment politique. Est-ce ce que vous vouliez rappeler en appelant le troisième mouvement « La politique de l’eau » et en incluant une citation de l’hymne national états-unien ?

Arturo O’Farrill : « Nous savons tous ce qui se passe aux États-Unis. Les oligarques, les milliardaires de la technologie et les fascistes ont pris le pouvoir. Je crois que nous commençons à percevoir la volonté des oligarques et les affres du capitalisme prédateur. Dans le monde entier, nous observons que les gens accordent plus d’importance au contrôle, au pouvoir et aux possessions, qu’à l’amour des autres. C’est la fin de l’humanité. La nature même du troisième mouvement est de sonner comme une assemblée de politiciens qui parlent et ne disent rien. Et puis, bien sûr, nous avons l’introduction de Star spangled banner, une façon de rappeler que les États-Unis, qui sont parmi les nations les plus puissantes de la planète, pourraient être la boussole morale et éthique de ce monde. Au lieu de cela, nous sommes au top de la brutalité, de la violence et du fascisme. D’ailleurs, écrire cette musique ne m’a pas rendu heureux. »

Mundoagua est une sorte de concerto en trois mouvements. Sur le disque, il est complété par deux autres suites, l’une de votre amie Carla Bley, l’autre dédiée au « Dia de los muertos ». Pourquoi cette association ?

Arturo O’Farrill : « Ecrire cette musique était très cathartique, mais aussi très effrayant. Je n’avais pas le choix. La composition finale est de mon amie Carla Bley, qui a été en fait le premier véritable employeur que j’ai eu en tant que musicien, et une personne qui m’a donné les clés pour comprendre la vie. Elle m’a donné les clés pour comprendre la composition : la curiosité, l’intégrité et la précision. Ce sont les valeurs que je l’ai vue afficher à chaque fois qu’elle écrivait ou montait sur scène. Nous l’avons perdue en octobre dernier. Ce fut l’un des grands, des plus grands privilèges de ma vie (et une sorte d’accomplissement) que de lui commander sa dernière œuvre avant sa mort. Je pense qu’il est important de reconnaître et de remercier les personnes qui vous ont donné des ailes, et Carla l’a fait pour moi. J’ai écrit la suite Dia de los Muertos parce que j’ai lu un livre sur les Aztèques et sur le symbolisme du sacrifice et de l’incroyable. Alors que l’Europe se roulait encore dans la boue, les Aztèques construisaient des pyramides, avaient des canalisations intérieures, pratiquaient des opérations du cerveau et mangeaient de la glace au chocolat. Nous pensons que les Aztèques étaient des primitifs mais c’étaient des gens incroyables, qui ont fait des choses extraordinaires avant que quiconque ne les fasse dans nos pays « civilisés ». Je pense que le Mexique est un endroit qui est souvent calomnié, certainement par les États-Unis, alors qu’il s’agit de l’une des cultures les plus incroyablement complexes et remarquables du monde. À mon avis, certaines des formes de musique, de cuisine, de mode, d’arts et d’iconographie les plus incroyables viennent du Mexique. Les Mexicains sont des modernistes. C’est ma façon de rendre hommage à mon peuple. Je suis né au Mexique et peu de choses dans la vie m’ont donné autant de joie que de pouvoir produire une musique comme le Dia de los Muertos, qui vient de mon âme. »

Photo de têtière : François Mauger
Autre photo fournie par Arturo O'Farrill

Pour aller plus loin…
Le site web d’Arturo O’Farrill

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