La Seine Musicale, vaste complexe en forme de vaisseau situé sur la pointe de l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, vient d’inaugurer une installation, L’arbre à frôler. Lorsque le public traverse cette forêt de lianes, une musique s’en dégage, conçue par le compositeur Alexandre Lévy et la plasticienne Sophie Lecomte. Si les thèmes musicaux sont inédits, le dispositif poursuit des expérimentations menées depuis plus d’une décennie par la compagnie aKousthéa pour rapprocher dans un même mouvement le public de la nature et de la musique contemporaine. Parler de L’arbre à frôler, qui restera en place jusque début janvier 2024, est donc l’occasion de revenir sur l’évolution des installations sonores…
Notre premier entretien (ici) date d’il y a deux ans. Il avait eu lieu à l’occasion de l’installation de Vibration Forest à Grenoble, à l’occasion du festival Détours de Babel. Depuis, ce projet a beaucoup voyagé…
Alexandre Lévy : « Oui, beaucoup, et il a rencontré le public. On part à Taïwan dans trois semaines, pour participer à un beau festival à Taipei. Avec sa forme si particulière de sculptures vibrantes et de percussions, Vibration Forest intéresse vraiment le public, c’est sûr. »
Le week-end dernier, vous avez présenté à la Seine Musicale, à Boulogne, un autre projet : L’arbre à frôler. Comment est né ce projet ?
Alexandre Lévy : « Vous savez que je travaille sur le lien entre les sensations du corps et la musique. Parmi les sensations qu’on voulait explorer, celles du frôlement des végétaux, le pouvoir de les toucher, de se laisser entourer par eux, tout cela était assez proche en termes sensoriels, épidermiques, du langage électroacoustique, d’un langage sonore qui pourrait englober le public. Quand on est au milieu des lianes, finalement, on ne voit pas à un mètre. On a imaginé ce dispositif de lianes dans lequel on met des capteurs de toucher ou de mouvement. Ils génèrent un langage musical dont la thématique est le végétal en mouvement, le jardin invisible… L’univers sonore change tous les quarts d’heure. »
Comment ce langage musical a-t-il été construit ? Qu’entend le public ?
Alexandre Lévy : « Le public peut entendre 4 univers musicaux. Le premier, je l’ai développé sur la thématique « croissance / excroissance ». J’ai imaginé ce que pouvait être une croissance végétale. Ce déploiement est assez lent mais peut avoir des fulgurances. Cette pièce musicale incorpore des échantillons de sons végétaux mais pas tant que ça, l’idée de cet objet qui grandit de manière organique passe par les notes. Le public est entouré de ce type de pièces musicales électroacoustiques. Il les entend en entier au moment de la performance. Dans l’installation, il les entend par bribes, revisitées. Le deuxième univers musical évoque l’idée de rhizome. J’ai travaillé sur l’idée de quelque chose qui se conduit dans une seule direction et qui trouve des développements à certains moments, avec un son de synthèse qui a une qualité à la fois organique et souterraine. Le troisième univers se raccroche à l’idée du brin d’herbe, du végétal agité par le vent, qui peut avoir des mouvements minuscules ou des mouvements très amples. Le quatrième univers est celui des lianes, celui des grandes lianes qui s’enroulent les unes autour des autres, avec l’idée de volutes et presque de contrepoints électroacoustiques. Tout ça, ce n’est que du son de synthèse et des sons instrumentaux. La partie électroacoustique est divisée en deux parties. L’une correspond aux capteurs de mouvement, elle est modulée en fonction des déplacements et de l’espace. D’autres sons, plutôt courts, épidermiques, je dirais « staccato », sont déclenchés par les capteurs de toucher. Le langage est totalement lié à l’installation. »
Voilà dix ans que vous travaillez sur des projets de ce type. Est-ce que la façon dont ils sont perçus – autant par les programmateurs que par les spectateurs – a évolué pendant ce temps ?
Alexandre Lévy : « Oui. Chaque fois, on s’installe dans des lieux différents ; je change régulièrement la musique ; on me commande parfois de nouvelles œuvres. Mais, ce qui a le plus changé, c’est qu’il y a une dizaine d’années, beaucoup de compositrices et de compositeurs avaient déjà travaillé sur des installations sonores mais, en définitive, il s’agissait de travailler sur l’espace, avec des dispositifs de diffusion de son qui n’étaient pas aussi avancés en termes sensoriels et esthétiques que ceux que je proposais. Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de compositrices et de compositeurs s’intéressent à ces formes-là et, par là-même, les professionnels commencent à se dire « Ah mais, en fait, il y a une forme nouvelle qui est en train de naître, qui propose quelque chose de tout à fait différent ». Ce sont les artistes qui proposent des conditions différentes d’écoute de la musique. Il faut du temps pour que les professionnels comprennent. Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est que ce ne sont pas forcément les professionnels de la musique contemporaine qui m’ont compris les premiers, sauf GRAME à Lyon, à l’époque dirigé par Damien Pousset et James Giroudon, qui m’ont encouragé et soutenu dès le début. Le reste de ce secteur ne comprend l’intérêt de tout ça, en termes de public, en termes d’installation, que maintenant. Ce sont d’abord des lieux comme des scènes nationales ou des centres culturels de rencontre, comme à Chaumont-sur-Loire, des lieux qui ont un rapport à l’œuvre et au public qui est un peu plus pragmatique, qui m’ont suivi. Depuis peu de temps, les institutions de musique contemporaine se disent « C’est une proposition vraiment différente, pourquoi pas ?, allons-y ». »
Et le public dans tout ça ?
Alexandre Lévy : « Ce qui est intéressant, c’est que ces performances ou ces installations s’adressent à tous types de public. Je propose un œuvre qui est assez érudite, sur laquelle on a beaucoup travaillé en termes musicaux, mais y accéder est extrêmement simple. L’accès se fait via les sensations. La partie de notre personne qui est la mieux partagée, c’est la partie sensorielle du corps. Ces installations peuvent être comprises immédiatement par toutes sortes de public, que ce soit des publics jeunes, des publics familiaux, des publics en situation de handicap, autant que des personnes qui aiment les installations contemporaines, la musique contemporaine… On est tous égaux face à l’œuvre, même si elle est développée avec érudition. C’est une chose dans laquelle je me retrouve bien : l’œuvre peut toucher tout le monde. Inutile d’avoir des connaissances particulières. Par contre, les personnes qui ont de vraies connaissances en termes de musique contemporaine peuvent très bien accueillir cette œuvre. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin... Le site web de la compagnie La page web de la Seine Musicale qui présente le projet