Les arbres vibrent. Nos sens sont trop limités pour percevoir leurs signaux mais, depuis peu, nos machines compensent cette infirmité. Pianiste de formation, passé par la classe d’électroacoustique de Michel Zbar, le compositeur Alexandre Lévy a choisi de s’emparer de ces vibrations. Du 11 au 25 septembre, il présente dans le cadre du festival grenoblois Détours de Babel une création récente, Vibration forest. Une dizaine de panneaux de bois gravés attendent le public dans la belle salle de l’Ancien Musée de Peinture pour se mettre à frémir. Alexandre Lévy lève le voile sur ce projet né en 2020…
On a appris ces dernières années que les arbres échangent des informations et des nutriments, notamment au travers de réseaux souterrains. Le livre de Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, a été beaucoup lu. Mais on ignorait qu’ils émettaient également des vibrations sonores, indécelables à l’oreille humaine…
Alexandre Lévy : Il y a différentes sortes de vibrations. Certaines sont émises par les racines, d’autres par les feuilles, d’autres encore par le tronc. Ces dernières sont immédiatement relayées par d’autres arbres qui ne sont pourtant pas directement connectées à l’émetteur. Ce phénomène a été bien isolé, bien analysé, surtout par une scientifique qui s’appelle Monica Gagliano et qui travaille à l’université de Sidney. Elle a identifié les aptitudes de certains arbres à produire et reproduire des vibrations. On savait déjà que les végétaux émettent des sons et les transmettent, notamment par les feuilles (ce sont alors des sons extrêmement aigus). Mais, là, ceux qui m’intéressent sont des sons beaucoup plus graves, relayés quasiment immédiatement par des végétaux de la même espèce. Les vibrations se répercutent comme une sorte de « delay » automatique. Cela permet de transmettre des informations très simples. Par exemple, en recevant un signal de stress hydrique, un arbre peut se préparer alors qu’il ne souffre pas encore. On dispose d’un certain nombre d’articles assez détaillés sur le sujet. On sait aussi que certains végétaux sont capables de reconnaître un son. Par exemple, une chercheuse a fait des expériences sur la reconnaissance du son de l’eau. Les végétaux s’y intéressent : s’ils reconnaissent l’eau, ils peuvent diriger leurs racines vers l’endroit où elle est. La chercheuse a prouvé que les végétaux reconnaissent de façon assez fine le son de l’eau, qu’on ne peut pas les berner avec un bruit blanc. Le plus troublant est que les végétaux n’ont pas d’organe pour produire du son ou le recevoir. Ils le font par vibrations sympathiques, des processus qu’on appelle « mécano-sensibles ».
Comment crée-t-on de la musique à partir d’informations sur ces vibrations tirées des revues scientifiques ?
Alexandre Lévy : J’ai réuni une dizaine d’articles qui me paraissaient particulièrement pertinents et que j’arrivais à comprendre (parce que, pour un pauvre musicien comme moi, il faut arriver à bien intégrer ces processus). J’ai ensuite travaillé avec un centre de recherche, le Grame (pour « Générateur de ressources et d’activités musicales exploratoires »), qui est basé à Lyon. On dispose d’enregistrements de ces vibrations. Je m’en suis servi. Je me suis aperçu qu’il s’agissait de sortes de cycles rythmiques. Je les ai utilisés comme point de départ, en les raccourcissant dans le temps, pour qu’ils reviennent dans une temporalité audible par l’homme. Avec le Grame, nous avons modélisé les relais d’un arbre à l’autre, qui sont décrits de manière très précise dans les articles scientifiques. En fait, c’est une sorte de principe de feed-back, une synthèse sonore peut donc correspondre à ces relais. On a modélisé d’une part les vibrations, d’autre part l’attitude dans le « delay », dans le feed-back, pour créer une sorte de matière sonore brute, qui peut se dérouler indéfiniment. Elle est devenue ma base musicale mais, ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir m’appuyer dessus pour en tirer une certaine poétique. Qu’est-ce que représente la vibration pour nous ? De quelle manière est-elle présente dans nos vies ? Je me suis dit que peut-être, en travaillant sur des mécanismes mécano-sensibles, je pourrais permettre au public d’entrer en contact avec ce monde de vibrations. Il se trouve que j’ai travaillé pendant quatre ans au Métaphone, une salle de spectacle installée sur le site de la fosse nᵒ 9 – 9 bis des mines de Dourges à Oignies, dans le Pas-de-Calais. Le Métaphone est une sorte de bâtiment-monument dont les plaques extérieures fonctionnent par vibrations sonores. En fait, elles sont reliées à des sortes d’excitateurs qui transforment le mur en vibrations. J’ai réutilisé toutes ces techniques vibratoires et j’ai imaginé avec la plasticienne Sophie Lecomte des sculptures qui transmettent les vibrations dont je vous ai parlé, les vibrations cycliques, le feedback… On peut les sentir avec le corps. Moi, ce qui m’intéresse, c’est autant de développer un langage musical que de développer un langage sensoriel, pour que l’œuvre nous parvienne par plein d’entrées différentes. C’est ce que font les arbres, justement. Ils n’ont pas d’oreilles mais ça ne les empêche pas de recevoir le signal. Avec ces sculptures, les vibrations peuvent se transmettre par le toucher. On a souhaité que chacune de ces sculptures invite à un contact et, de ce fait, à partir du moment où on rentre en contact avec une sculpture, on déclenche tous les sons et c’est là qu’intervient ma composition musicale…
Mais, au festival Détours de Babel, on entendra au préalable une percussionniste, Laurence Chave, jouer…
Alexandre Lévy : Oui, trois œuvres musicales sont données en concert une semaine après l’inauguration. Laurence les joue, avant qu’elles ne soient diffusées dans l’installation. L’une s’appelle Cycles, Répliques. Elle est composée à partir des cycles rythmiques des vibrations des végétaux. Laurence joue avec tout un tas de percussions, les plus végétales possibles. Une autre s’appelle Incantation, Contact, parce que la vibration est utilisée depuis très longtemps pour entrer en contact avec d’autres entités. J’ai pas mal voyagé en Asie. J’ai beaucoup enregistré de sons vibrants dont on n’a pas forcément conscience, même s’ils vibrent au travers de nous. Ces vibrations sont utilisées pour entrer dans une autre dimension, pour entrer en contact avec des entités invisibles (des esprits, des ancêtres…). Enfin, Portes acoustiques est une pièce sur l’épreuve physique de la vibration. Elle est principalement jouée sur une grosse caisse et son environnement électronique vient des sons de vibrations que j’ai pu collecter. Quand on est en contact avec les sculptures, on entend ces œuvres musicales se déployer et on ressent les vibrations brutes.
Vous installez ce dispositif à Grenoble à partir du 11 septembre. Comment l’avez-vous adapté à la salle que vous confie le festival Détours de Babel ?
Alexandre Lévy : C’est l’Ancien Musée de peinture de Grenoble. Ce lieu a aussi été une bibliothèque. C’est une sorte de grand hall, avec un beau parquet, très haut de plafond, couronné d’une verrière. Ça donne quelque chose de très respirant. On est vraiment aspiré vers le haut. C’est un espace très agréable. Nous, nous avons surtout réalisé une scénographie de notre installation pour que le public ait l’impression d’être dans une forêt. Dans une forêt, il n’y jamais vraiment d’issue. Même dans un petit bois, il y a toujours un arbre qui brise la perspective. J’ai essayé de rendre cette impression, en travaillant sur les différents axes, les différents points de fuite, les différents angles de vue…
Comment, d’ordinaire, réagit le public ?
Alexandre Lévy : C’est assez fascinant, parce que le public comprend immédiatement qu’il se passe quelque chose. Les sculptures sont interactives, elles sont gravées et recouvertes d’une sorte de peinture qui conduit l’électricité. Dès que le public s’approche, il sent que le panneau se met à vibrer et qu’un son commence à en sortir. De manière très simple et spontanée, il se met à toucher ces sculptures. Quand on touche un bol tibétain, la vibration s’éteint immédiatement. Là, pas du tout, c’est l’inverse : plus on la touche, plus elle vibre. Il y a des personnes qui se collent dessus, comme si elles souhaitaient une sorte de massage vibratoire. D’autres collent leur oreille sur les sculptures et découvrent tout un univers sonore fait de ces vibrations et de ces sons dont j’ai parlé tout à l’heure. Le public découvre petit à petit que les sculptures sont reliées les unes aux autres, justement par cet effet de feed-back. Si vous frappez une sculpture, les autres vont réagir, vont vibrer en conséquence. C’est une sorte d’écosystème vivant et vibrant…
Photo de têtière : Cénel et François Mauger Autres photos fournies par Akousthea
Pour aller plus loin... Le site web du festival Détours de Babel Le site web de la compagnie d'Alexandre Lévy, Akousthéa
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[…] premier entretien (ici) date d’il y a deux ans. Il avait eu lieu à l’occasion de l’installation de Vibration Forest […]