Personne ne fera jamais le tour complet de Jean-Jacques Birgé, pas même lui. Au téléphone, ce musicien actif depuis plus de 50 ans se présente comme « l’un des plus anciens joueurs de synthétiseur vivant », en précisant « il y avait d’autres pionniers mais ils sont décédés maintenant ». En réalité, il n’a rien d’un vétéran lorgnant vers la retraite et s’active sans cesse sur de nouveaux projets, qu’il publie sur son label. « Je continue à fabriquer des disques parce que je trouve que c’est un combat contre le flux » assène-t-il, « ce flux qui fait que les gens ne savent même plus ce qu’ils écoutent. Et puis, le flux est un concept qui n’est pas un concept d’album, mais un concept pensé pour la chanson, qui n’est pas du tout adapté à la musique contemporaine, au jazz, à la musique classique… ».
Il serait imprudent de dire qu’Animal opéra est son nouveau disque : son rythme de production est si rapide que deux autres lui ont déjà volé le titre. Disons simplement que le disque a été publié à la fin de l’année dernière et que la presse est en train de le découvrir. Citizen Jazz y voit « un grand éloge de la liberté collective ». Jean-Jacques Birgé explique les choses de façon plus prosaïque : « J’étais dans la forêt amazonienne et, tous les matins avant le lever du soleil, pendant 30 minutes, ainsi que tous les soirs avant le coucher du soleil, pendant 30 minutes, il y avait un effet acoustique absolument incroyable, assourdissant, très aigu, probablement généré par des insectes. Je n’ai jamais pu les repérer. J’ai vu des insectes, mais je ne les ai pas vus en train de battre des élytres. J’entendais une sorte de drone très aigu ». Le musicien a naturellement sorti son magnétophone pour capter cette symphonie bruitiste. Elle lui a rappelé un concert de La Monte Young et Marian Zazeela à la Fondation Maeght en 1970 mais aussi, et surtout, une œuvre qu’il avait lui-même conçue il y a près de 20 ans. En 2006, en effet, il avait composé avec Antoine Schmitt un opéra pour 100 lapins de plastique blanc, d’une vingtaine de centimètres de haut. Ancêtres des objets connectés, ces Nabaztags étaient dotés de synthétiseurs qui pouvaient interpréter des signaux transmis par Wi-Fi. Jean-Jacques Birgé a donc ressorti de ses archives deux enregistrements de son opéra, Nabaz’mob, réalisées en 2009 et 2010. Elles encadrent les insectes de L’Aube à Shimiyacu et leur dialogue interroge l’auditeur.
Le compositeur a-t-il voulu opposer prévu et imprévu ? « Non », répond-il, « parce qu’on peut très bien avoir de l’imprévu dans l’organique et dans l’électronique. Evidemment, je ne contrôle absolument pas les insectes. Mais je ne contrôlais pas beaucoup plus les lapins. Ces petits robots avaient un libre arbitre et pouvaient jouer les notes dans n’importe quel ordre, ou choisir entre la partition A, la partition B ou la partition C. De plus, j’envoyais la même information aux 100 lapins, mais, comme le WiFi est relativement lent, ça faisaient un entonnoir. Les informations ne pouvaient pas toutes passer en même temps. Il y avait un décalage qui pouvait aller jusqu’à 10 secondes. Ce qui avait motivé Nabaz’mob, c’était justement le rapport au contrôle et au laisser-faire. Je ne parle pas de « l’aléatoire » mais, comme le dirait Cage, à qui l’œuvre fait référence, « d’indétermination ». On est tous entre le contrôle et l’abandon, on est ballotté par les événements et les rencontres. Je pratique depuis toujours l’improvisation, que j’appelle « composition instantanée », par opposition à la « composition préalable ». Improviser, c’est réduire le temps entre l’interprétation et la composition. Très souvent, quand je joue, même si j’ai préparé mes sons et mes programmes, je suis dans un état second. A la fin du concert ou de l’enregistrement, je ne me souviens pas vraiment de ce que j’ai joué. Je suis rarement intéressé par une écriture trop précise, où – je pense à Boulez – la moindre respiration est prévue. Pour moi, c’est mortel. J’ai besoin, à la fois, de l’indétermination et, parce que je suis un inquiet, de prévision. »

La présence d’insectes sur ce disque n’est pas un hasard. « Je me suis toujours intéressé aux sons de la nature » avance Jean-Jacques Birgé, qui rappelle volontiers que son parcours n’a rien d’académique : « Je viens du cinéma. J’ai fait l’Idhec, l’ancêtre de la Femis. J’en suis sorti avec le concept de « partition sonore » : dans un film, la musique, les bruits et les voix doivent participer de la même partition. Depuis, j’intègre des bruits non-musicaux à mes œuvres. J’ai souvent intégré dans des musiques instrumentales des enregistrements réalisés dans la nature ou dans la rue. J’aime le désert, j’aime la montagne, j’aime la mer. Je vais souvent y enregistrer. J’oppose les sons géographiques et les sons historiques. Les sons longs, les ambiances, c’est de la géographie. Les événements, les sons ponctuels, c’est plutôt de l’histoire. C’est comme ça que je pense la musique. Je suis autodidacte, j’ai compensé mes incompétences sur le contrepoint et l’harmonie en adaptant la syntaxe cinématographique à la musique. »
Le fondateur de la maison de disques Grrr ne s’étonne donc pas de l’intérêt actuel pour le « field recording ». Il signale même fièrement : « En 2018, lorsque j’ai publié Le disque de mon centenaire, j’ai dit que la musique de l’avenir sera probablement une musique météorologique. »
Photo de têtière : Marc Pascual (via Pixabay)
Pour aller plus loin...
Le site web de Jean-Jacques Birgé
Le site web de Nabaz'mob