Apparemment, Marti Ilmar Uibo est né pour étudier. Formé en musique classique au Conservatoire de Strasbourg, puis à la Kultuuriakadeemia de Viljandi, en Estonie, il a suivi des cours au Centre des Musiques Médiévales de Paris, avant de se lancer sur une piste plus solitaire, en direction des musiques préhistoriques. Toujours plus loin dans le temps, toujours plus loin dans l’expérimentation, il publie cet hiver #musiques premières, un recueil de dix titres singuliers, à la fois évocateurs et déroutants puisqu’ils parviennent à déjouer la plupart des clichés pesants associés au mode de vie des premiers chasseurs-cueilleurs…
Quand vous est venu cet intérêt pour la musique préhistorique ?
Marti Ilmar Uibo : « Je suis batteur, percussionniste et chanteur de formation. Parce que j’aime taper sur tout ce que je trouve, je me suis rendu compte un jour qu’il existe des lithophones, des pierres qui ont des propriétés acoustiques. Elles produisent des sons très mélodieux. J’ai commencé à collecter ces pierres puis je me suis aperçu qu’on en jouait depuis la Préhistoire. En creusant un peu, je me suis aperçu qu’il existe tout un tas d’artefacts sonores de la Préhistoire. Les plus anciennes traces d’instrument de musique sont des flûtes en os, qui ont environ 45 000 ans. Ça m’a interpellé, puis passionné. J’ai décidé de faire des recherches à ce sujet, d’expérimenter et, finalement, de proposer des enregistrements. »
D’où viennent vos informations ?
Marti Ilmar Uibo : « J’ai fait des recherches à différents niveaux. D’abord sur les artefacts sonores de la Préhistoire. C’est assez large : j’ai parlé de flûtes en os mais il y a des sifflets (également en os), des rhombes (des genres de feuilles qu’on fait tourner autour de sa tête et qui produisent un vrombissement)… On s’est aperçu qu’il existe beaucoup de formes de lithophones, notamment dans les grottes : les archéologues se sont rendus compte que, dans nombre de grottes où on retrouve des artefacts de la Préhistoire, des stalactites ou des stalagmites ont été martelés. A la Préhistoire, il y avait déjà des batteurs fous ! Il y a eu une part de recherche musicologique, puis je me suis intéressé à tout ce que l’on sait sur la Préhistoire. Il y a beaucoup d’articles, de livres. Je me suis aussi intéressé à l’ethnologie. Je me suis aperçu que certains des instruments dont je parlais à l’instant sont toujours joués par quelques peuples premiers, ou, en tout cas, ils ont été joués jusqu’au début du vingtième siècle, ce qui a permis de les enregistrer. J’ai pu écouter la manière dont ces peuples jouaient des instruments que j’avais identifiés dans mes recherches du côté de l’archéologie. J’ai mis tout ça ensemble. J’ai eu l’occasion de me produire dans pas mal de parcs archéologiques, ce qui m’a permis de voir quels effets ma musique produisait sur le public de ces lieux. Donc, mes recherches étaient principalement musicologiques, archéologiques et ethnologiques. »
L’une de vos sources d’inspiration est donc la musique des peuples premiers, d’Afrique notamment mais aussi et surtout du nord de la Scandinavie. Pourquoi ? Ces peuples ne sont pas plus préhistoriques que vous ou moi…
Marti Ilmar Uibo : « Effectivement, je me suis intéressé à l’Afrique, au nord de l’Europe, mais aussi à l’Australie (on connaît les pratiques ancestrales des aborigènes) ou à l’Amérique Latine. Beaucoup d’archéologues s’intéressent à ces peuples-là. Ils étudient leur façon de vivre, notamment celle des Inuits et d’ethnies de Sibérie, pour mettre en regard trouvailles archéologiques et modes de vie d’aujourd’hui. Pareil en Afrique. Je pense notamment aux Sans, qui m’ont pas mal inspiré. Ce sont des chasseurs-cueilleurs de l’époque actuelle. Sont-ils préhistoriques ? Non, mais certains traits de leurs modes de vie peuvent se rapprocher de la Préhistoire. Je m’inspire aussi d’un archéologue qui s’appelle Jean-Loïc Le Quellec, qui s’intéresse beaucoup aux mythes des origines. Il a fait tout un travail pour trouver la signification de ce qui pouvait être peint dans les grottes. Bien sûr, tout ça, ce ne sont que des théories, des idées, des hypothèses scientifiques. On ne saura jamais exactement à quoi pouvait ressembler la musique de la Préhistoire. On ne peut que l’imaginer. »
Mais alors comment composez-vous ? Peut-on composer comme un homme (ou une femme) préhistorique ?
Marti Ilmar Uibo : « Non, puisqu’on ne sait pas comment ils réfléchissaient, à quoi ils rêvaient. Moi, ce que je fais sur ce disque, c’est plusieurs choses. D’abord, pour certains titres ou certains passages, des reprises de morceaux que j’ai entendus sur des enregistrements ethnologiques. J’ai écouté la manière dont ils jouaient des instruments de la Préhistoire. Je me suis inspiré de mélodies, de façons de jouer. D’autre part, j’ai beaucoup expérimenté. J’ai cherché. J’ai essayé de déconstruire toutes mes connaissances de musicien moderne, d’abandonner ma technique pour en trouver une autre. Je me suis inspiré des peintures qui sont dans les cavernes. J’ai essayé de reproduire certains sons d’animaux, puisque beaucoup d’instruments sont d’origine animale. J’ai donc eu une démarche animalière, ainsi qu’une démarche expérimentale contemporaine. J’ai cherché des sons originaux en frottant des choses les unes contre les autres. Sur les lithophones, ça marche très bien. J’ai essayé de ne pas me laisser aller à suivre ce que j’imaginais au premier abord, de toujours aller au-delà. Les principaux systèmes musicaux des peuples premiers consistent souvent à tourner autour d’une mélodie, à accentuer l’aspect rythmique. J’ai essayé de comprendre ces systèmes et de les adapter aux instruments que j’ai trouvés. »
Vous jouez sur des pierres ou des mâchoires d’âne, vous soufflez dans des flûtes en os… Peut-on dire de votre musique qu’elle est naturelle ? Voire écologique ?
Marti Ilmar Uibo : « Naturelle, oui, parce que je n’ai utilisés que des instruments très simples, voire des matériaux bruts pour les lithophones. Les flûtes en os sont plus transformées, plus travaillées. Mais jouer avec un sifflet, c’est évoquer le son du vent dans les roseaux ou les bambous. Moi, au moins, j’essaie de reproduire ces sons-là. Quant à l’écologie, ça dépend de ce qu’on met derrière ce terme. En tout cas, mon intention est aussi de montrer que la nature produit déjà des choses incroyables, étonnantes, sacrées. »
Photo de têtière : François Mauger