Grondement grandissant de la formation, fracas du déferlement, chuintement du ressac… Quoi de plus musical qu’une vague, à part une série d’autres vagues ? Compositeur et artiste multimédia basé à Brooklyn, Grant Cutler met en scène les mouvements des océans sur son nouveau disque, Ocean with Spirit Patterns, paru sur le label allemand Gruenrekorder. Il parle ici de son amour des sons marins, mais aussi du rapport de l’auditeur au son et de sa capacité d’attention…

Où avez-vous enregistré les sons qui constituent la base de cet album ? Et quand avez-vous eu l’impression de capturer le « spirit », l’esprit de ces lieux ?
Grant Cutler : « Au cours de l’hiver 2021 / 2022, j’ai passé trois mois très froids et très venteux sur les îles de Nantucket, dans l’océan Atlantique, et de Bornholm, dans la mer Baltique. J’ai été invité dans ces lieux, respectivement, par l’Association des artistes de Nantucket et la galerie BEAST, dans le cadre de leurs programmes de résidence d’artiste. J’ai la sensation qu’il y a un moment, lorsque je travaille sur le terrain, où l’environnement semble accepter ma présence. C’est quelque chose d’énergétique. Je ne peux pas simplement me pointer dans un environnement, sortir mon équipement, enregistrer le premier son venu et me dire que cela représente quelque chose de valable. Ce ne serait qu’une extraction irréfléchie, une pratique dont je m’éloigne. J’ai l’impression que l’esprit du lieu ne m’apparaît qu’après m’être assis tranquillement et avoir accordé mon énergie à celle de l’environnement. Il s’agit d’écouter, de nouer une relation avec l’environnement, même si elle est brève. C’est seulement à ce moment-là que j’ai le sentiment que mes enregistrements représentent quelque chose qui se rapproche de l’esprit du lieu. »

Le bruit de l’océan peut sembler répétitif. Vous a-t-il toujours inspiré ?
Grant Cutler : « Je viens du centre des États-Unis, d’une région très rurale du Dakota du Sud. Je n’ai pas eu accès à l’océan quand j’étais enfant. Au lieu de cela, j’étais entourée de mers de maïs et de blé battues par des vents implacables. L’océan et ses sons représentaient pour moi quelque chose de plus fantastique, presque mythologique. Quand j’étais enfant, j’avais une cassette de sons de l’océan que j’écoutais le soir avant de m’endormir. C’était ma cassette préférée. Cela me détendait tout en activant vraiment mon imagination. Je pense qu’il y a quelque chose dans la nature répétitive des vagues de l’océan qui aide à réguler notre corps, notre esprit et notre âme, à se synchroniser avec un rythme plus naturel. Donc, de cette façon, je suppose que cela m’a (presque) toujours inspiré. »
Qu’avez-vous dû ajouter ou supprimer pour transformer vos enregistrements en compositions musicales ?
Grant Cutler : « Les ajouts que j’ai effectués sont assez minimes. J’essaie d’utiliser seulement un peu d’égalisation ou de filtrage, et de m’abstenir de tout effet dynamique ou temporel. Je finis par faire quelques superpositions des enregistrements de terrain. Il y a quelques ajouts musicaux qui seront évidents pour les auditeurs : des drones subtils et même quelques éléments rythmiques. Tout cela est créé à l’aide de synthétiseurs simples. J’espère que l’expérience d’écoute de l’album reflète mon expérience d’écoute pendant de longues périodes ininterrompues dans les environnements dans lesquels je travaillais. Mais gardez à l’esprit que l’œuvre n’est pas destinée à être un documentaire réaliste, elle est impressionniste ! »

Vous avez conçu un film aux formes très simples pour accompagner le disque. N’avez-vous pas peur que cela restreigne l’imagination de l’auditeur ?
Grant Cutler : « Parfois, l’art sonore peut être un défi pour l’auditeur, parce que le public ne sait pas quoi faire de ses autres sens alors qu’il se concentre sur un seul. Le film est destiné à servir de guide, en donnant au public des images sur lesquelles méditer, un endroit où reposer ses yeux, afin qu’il puisse se concentrer plus clairement sur les paysages sonores, sur l’écoute. Les compositions animées, faites de champs de couleurs vives et de symboles simples, se déplacent dans des rythmes circulaires très lents, fonctionnant comme un mantra visuel. Le champ visuel étant totalement occupé par ces images, le son peut se faufiler depuis les marges et prendre le devant de la scène. Parce qu’il est hypnotisé par le film, votre esprit est plus ouvert, il est prêt à accepter que le son devienne le principal objet d’attention. La capacité d’écoute du public est accrue et, grâce à ce processus, non seulement les paysages sonores, mais aussi les voix de l’intuition et de la créativité du spectateur deviennent plus présentes. »
Vous évoquez sur votre site l’aspect spirituel de votre travail, mais aussi sa dimension érotique. Est-ce que cette dimension est à l’œuvre ici ?
Grant Cutler : « Oui, il y a une dimension érotique à l’œuvre, notamment dans le film. Je voulais que le film soit avant tout sensuel. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de tourner le film en argentique 8 mm. Je voulais cette texture et ce grain, comme si le film avait une peau qu’on pouvait caresser. Pour moi, l’érotisme se situe là où le sensuel se mêle au spirituel. Le film essaie de guider l’attention du spectateur vers cet endroit. J’aime cette citation de Simone Weil, qui le dit mieux que je ne pourrais jamais le dire : « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour ». C’est vraiment de cela qu’il s’agit dans l’œuvre : comment et où nous plaçons notre attention. »
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web de Grant Cutler
Un extrait du film qu'il a conçu