2024 aura été l’année de la dissolution de l’Assemblée Nationale avant d’être celle des inondations à Valence, l’année du conflit au Proche-Orient plus que celle des records de chaleur… En un an, le temps d’antenne consacré au changement climatique lors des journaux télévisés a diminué de 30 %. Discrètement, l’écologie passe au second plan, derrière des troubles politiques et sociaux qu’elle explique pourtant en partie.
En musique, elle est loin d’avoir disparu. 2024 a même été une année assez remarquable du côté de la chanson en français. Sur Vif !, Françoiz Breut a chanté les vers de terre, une femme transformée en arbre ou les graines dans les airs. Emily Loizeau a évoqué « l’eau qui monte », le « fleuve qui gronde », le « sol » qui « s’effondre »… Sur son premier album en solitaire, Forêts futures, Ben Lupus s’est entouré de sapins, de roseaux, de vallées et de vents. Les deux Genevois d’Hyperculte ont entonné une ode à la décroissance complète. Babx a enregistré avec la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique un oratorio inspiré par l’actuelle révolte de la jeunesse confrontée au dérèglement climatique. Célestin, tendre troubadour aux textes soignés, a donné une série de concerts sans électricité. Mnemotechnic et Poing ont combattu les algues vertes qui polluent les plages bretonnes. Le pianiste et essayiste Patrick Scheyder a créé un nouveau spectacle avec Thomas Brail, l’homme qui s’est perché dans un arbre face au ministère de la Transition écologique. Les Toulousains de Djé Balèti ont fait vibrer leur calebasse électrique pour aborder notre rapport à l’alimentation. Collëtte a fait financer son clip par la Maison des éco-anxieux. Fredda a participé à une soirée de dialogue avec l’auteure Corinne Morel Darleux. La jazz woman Marion Rampal a publié un cinquième album tout entier habité par les oiseaux…
Le jazz, d’ailleurs, n’a pas été en reste. Tony Paeleman a conçu un bestiaire instrumental, chaque titre correspondant à une espèce. L’Etats-Unien Mike Holober a écrit aux pionniers de l’écologie (Ansel Adams, Rachel Carson, Sigurd Olson…), la Dominicaine Ivanna Cuesta Gonzalez à la Terre elle-même. Le Brésilien Amaro Freitas s’est inspiré de l’Amazonie, le Français Robinson Khoury de la genèse, de ce qu’il y avait quand il n’y avait rien. Maë Defays a avoué son éco-anxiété, tandis que Franck Tortiller composait de la musique destinée à bercer le vin d’un vigneron mélomane.
« Avant, je pensais que j’étais née dans la mauvaise génération », chante Alynda Segarra sur le nouvel album d’Hurray for the Riff Raff, « Mais maintenant je sais que je suis arrivée à temps / Pour regarder le monde brûler ». En 2024, la pop et le rock anglo-saxons se sont en effet également emparé de cette thématique. Thurston Moore, l’ancien guitariste de Sonic Youth, a publié une ode au réensauvagement, The Bevis Frond un album intitulé Focus on nature, Suss un disque baptisé Birds & beasts, l’Anglais Sam Lee un recueil de ballades sur la quête de beauté en période de désastres… Comme Canned Heat un demi-siècle plus tôt, le bluesman Seasick Steve a appelé à revenir à la campagne. Haley Heynderickx s’est promenée dans les forêts de séquoias, Phil Elverum, la tête pensante de Mount Eerie, sur les plages désertes de l’île d’Orcas, au large de l’État de Washington. The Birdsong Project , le coffret de 20 vinyles réunissant des enregistrements de Nick Cave, Laurie Anderson. Beck, Daniel Lanois, a même remporté un Grammy Award.
C’est souvent là où la musique est la plus surprenante qu’elle s’est montrée la plus apte à esquisser de nouvelles voies pour répondre aux crises. En 2024, les saxophonistes ont pris des risques en se perchant dans les arbres, comme les membres de « la grande volière », en donnant des concerts marchés, tel le collectif La démesure du pas, ou en défrichant de nouveaux répertoires, à l’instar de Valentine Michaud. Félicia Atkinson, elle, a choisi l’espace comme instrument. L’Ecossais Erland Cooper a enfoui la bande magnétique de l’un de ses concertos dans la terre, puis l’en a exhumée. Mizu a évoqué au violoncelle la notion de transition. Le Canadien Roman Zavada a laissé ses pianos en pleine forêt pour qu’ils lui inspirent des mélodies plus naturelles. Un autre pianiste, Lorenzo Naccarato, a relié la mer Baltique aux plages du Sénégal, comme le font chaque automne certains oiseaux migrateurs. Le joueur de luth Marc Loopuyt a proposé des sorties en petits groupes afin de l’écouter jouer pour les oiseaux des parcs et jardins de Lyon. En parallèle de ses conférences sur les feux de forêt, le scientifique Mark Kreider a également donné des récitals de piano sur ce thème. Le compositeur Matthew Burtner a réuni sur son nouvel album, Profiled from atmospheres, des thèmes inspirés par le vent, les papillons de nuit ou le changement climatique, tandis que David Chaillou présentait Natures, un disque constitué de 10 paysages imaginaires. De son côté, Guillaume Hermen s’est inspiré de Walden ou la Vie dans les Bois pour un projet avec des chœurs amateurs de toute l’Occitanie.
Un mot sur deux opéras : Claire-Mélanie Sinnhuber a écrit la musique du Sang du glacier, nouvelle œuvre qui évoque notamment l’apparition d’algues rouges sur les glaciers, et Alexandre Lévy a transformé en opéra-installation le récit Croire aux fauves de Nastassja Martin, qui a également inspiré Frédéric Pattar cette année. Un mot également à propos des musiques anciennes, qui, comme le rappelle le Centre culturel d’Ambronay, peuvent « questionner notre époque » : l’ensemble Oneiroï a entremêlé des musiques du dix-septième siècle et l’histoire d’une militante juchée sur un arbre, pendant que l’ensemble La Rêveuse faisait le bilan de deux années très actives sur le thème des oiseaux.
Dans le reste du monde, l’actualité n’a pas été moins riche. En Australie, Dobby, un jeune rappeur d’origine aborigène, a consacré un album aux rivières asséchées par l’irrigation illégale ou rendues impropres à la vie animale par le manque d’oxygène. Le Tahitien Aremistic a effectué une tournée avec Small Island Big Song, un collectif d’artistes des îles du Pacifique et de l’océan Indien préoccupés par l’avenir des océans. Les deux membres de Saramaccan Sound ont chanté le climat du Suriname. En Colombie, des animaux ont été réunis pour interpréter l’hymne national, à l’occasion de la seizième réunion de la COP dédiée à la diversité biologique. Le concert parisien des Marocains de Meteor Airlines a été l’occasion de découvrir la sagesse berbère, notamment en termes d’écologie. En France également, Leïla Martial et Rémi Leclerc sont allés à la rencontre des Pygmées Aka du centre de l’Afrique et Christine Audat a présenté un nouveau spectacle jeune public, « Pájaros ».
En 2024, Sonatura, l’association des audio-naturalistes français, a fêté ses 20 ans et les artistes sonores s’en sont donné à cœur joie. Pali Meursault et Thomas Tilly ont multiplié les rencontres dans les Alpes et placé leurs micros au fond des crevasses, dans les torrents glaciaires ou dans les replis des moraines. Julie Rousse a suivi le Rhône. Péroline Barbet s’est intéressée aux rapports entre humains et animaux. En Australie, Philip Samartzis a révélé le résultat de 3 ans de partage avec des artistes aborigènes. Le Kenyan KMRU a produit un portrait particulièrement fouillé de Nairobi, réalisé avec des microphones capables de saisir ce que nos oreilles ne perçoivent pas (ou ne perçoivent plus). Grâce à Brian Eno et à ses amis, la Terre a été reconnue comme artiste : désormais, tous les créateurs qui déclarent un featuring de « NATURE » sur l’un de leurs titres génèrent des royalties pour la sauvegarde des écosystèmes menacés. Un prix a d’ailleurs été mis en place pour récompenser les jeunes artistes du Royaume-Uni qui intègrent des enregistrements de la nature dans leurs chansons. L’Anglais Cosmo Sheldrake pourrait leur servir de modèle : il a décidé de partager les droits d’auteur de son nouvel album avec les animaux qui l’accompagnent.
L’art sonore a également été accueilli dans des musées. Julian Charrière a provoqué des éruptions au Palais de Tokyo. Mélia Roger a présenté l’une de ses œuvres, Dear Phonocene, au Studio National des Arts Contemporains, à Tourcoing. Pour la Biennale de Venise, le Catalan Carlos Casas a collaboré avec le preneur de son Chris Watson et l’Italien Massimo Bartolini a travaillé sur tous les sens du verbe « to hear ». Aidée d’Aleph, Björk a placé une installation sonore dans les escaliers mécaniques du Centre Pompidou. Céleste Boursier-Mougenot a continué de faire voyager « From here to ear », l’œuvre qui fait cohabiter des oiseaux avec des guitares électriques branchées, et, cette fois, il a fait enregistrer le résultat pour un disque à paraître l’année prochaine.
Des scientifiques ont poursuivi leurs études sur les oiseaux. Des chercheurs de l’Université de Buenos Aires ont même découvert que, lorsqu’ils rêvent, certains oiseaux mobilisent les muscles de leur syrinx comme s’ils chantaient. A Madagascar, ce sont des lémuriens qui ont été observés et il est apparu que les indris chantent en chœur en utilisant des intervalles réguliers, pour créer des rythmes ou des cadences constantes. Plus près de nous, Eric Sauquet et son équipe se sont intéressés aux cours d’eau de l’hexagone et ont mis en musique leurs débits passés, présents et futurs.
Pendant ce temps, l’industrie musicale a continué sa mue. Une filière de recyclage pour les CDs et les vinyles a été mise en place par la Fédération Nationale des Labels Indépendants. Fairly a conçu l’équivalent d’un « nutri-score du billet de concert ». Le Périscope, une salle lyonnaise dédiée au jazz et aux musiques improvisées, a enquêté sur le rapport entre jauge des événements et distance parcourue par les spectateurs. Pour ses concerts, le duo Aïla a bricolé un étrange système de diffusion mobile sans électricité. Joube a voyagé sur son vélo-instrument. Le Centre National de la Musique a sorti sa boule de cristal et décrit 4 scénarios possibles pour l’écosystème musical de l’année 2050. Les festivals se sont encore une fois montré inventifs. Mentions spéciales pour le Rêve de l’aborigène, qui réunit chaque année 8 000 spectateurs entre Poitiers et Nantes, autour des peuples premiers, les rivières aériennes de Jean-Luc Thomas, qui pratique le circuit court (tous les intervenants vivent dans les environs), et La Nature, le festival des Ardennes qui a lancé un appel à projets autour du mycélium. Mention « peut mieux faire » pour Tomorrowland, le festival belge qui vient de recevoir une amende de 727 000 euros pour avoir utilisé des gobelets jetables plutôt que des gobelets réutilisables.
2024 aura été l’année de la disparition du musicien et sociologue François Ribac, qui enseignait la sociologie de la culture et de l’environnement à Dijon et s’interrogeait sur la façon dont l’art peut faire face aux défis écologiques. Il laisse à ses lecteurs un dernier livre consultable en ligne. D’autres livres passionnants ont paru, comme celui du docteur en esthétique Roberto Barbanti sur l’écologie sonore. Le clarinettiste états-unien David Rothenberg a publié le récit enthousiaste de ses rencontres avec les rossignols de Berlin. Pierre Mariétan a annoncé de nouvelles « Rencontres Architecture Musique Ecologie » à Limoges puis à Barcelone, préalables à de nouveaux numéros de la revue Sonorités. Un collectif d’universitaires et d’artistes a publié un abécédaire indispensable, simplement titré « Arts, écologies, transitions ».
La grande majorité de ces livres n’a pas été recensée par la presse généraliste. La plupart des artistes présentés ici ne sont pas passés sur les radios nationales. Ils travaillent principalement en marge de notre société du spectacle, préparant l’éclosion de formes artistiques mieux connectées au vivant. Ils font partie des lecteurs réguliers de 4’33 Magazine. Le nombre de visites du site a d’ailleurs augmenté de plus de 13 % en 2024. Si vous êtes satisfaits de faire partie de cette communauté de lecteurs en expansion, faites le savoir autour de vous, commentez les articles qui vous paraissent les plus pertinents ou abonnez-vous à notre lettre d’information.
Photo de têtière : François Mauger