Une fois par mois, un collectif d’universitaires et d’artistes se réunit à Paris pour réfléchir au tournant écologique de l’art. Baptisé « Arts, écologies, transitions », il permet d’ouvrir le débat autour de thématiques telles que la notion de promenade, l’éthique du son ou les créations collectives. Les artistes et théoriciens actuels qui, pour répondre aux crises du moment, expérimentent de nouvelles formes d’interactions y sont mis à l’honneur.
Le collectif vient de publier son premier livre aux éditions Les Presses du réel. Il s’agit d’un abécédaire qui va de « Aisthesis » à « Visuel », en passant par « Danses contemporaines » ou « Photographie ». 49 auteurs y ont contribué. Certains sont déjà des essayistes renommés, comme Gilles Clément ou Baptiste Morizot. D’autres ont régulièrement la parole dans ces colonnes, à l’instar de Roberto Barbanti, Makis Solomos… Mais l’ouvrage est également l’occasion de découvrir des penseurs trop peu médiatisés : le docteur en esthétique Yann Aucompte, la directrice du Centre des politiques de la Terre Nathalie Blanc, la théoricienne de l’art contemporain Soko Phay…
« Nous sommes confrontés à une offensive massive contre le sentir » rappellent dans leur préface les quatre directeurs de la publication, Roberto Barbanti, Isabelle Ginot, Makis Solomos et Cécile Sorin. « L’homo faber n’a pas de milieu avec lequel entretenir un dialogue intime. C’est la technique qui lui tient lieu de milieu et c’est à travers elle qu’il se représente la vie comme une donnée qui lui serait extérieure » complète le philosophe Eric Lecerf. Face à ce que l’artiste sonore Agostino Di Scipio décrit comme « l’esthétisation de la technique et la technicisation de l’esthétique, si caractéristiques des dictatures d’antan et de l’économisme triomphant actuel, » ou ce que l’artiste-chercheuse Gala Hernández López nomme « une explosion de la production et de la circulation d’information et d’images, et donc logiquement (…) une augmentation des lumpendonnées, des détritus, numériques ou pas », le premier appelle à mener « une bataille pour la conscience du sensible (afin de s’approprier ses propres perceptions) et pour la « sensodiversité » (par similitude avec la biodiversité) » et la seconde constate que « l’art est appelé à une redéfinition profonde de soi afin de faire face à la crise contemporaine de la représentation qui accompagne la crise climatique ».
« Les activistes environnementalistes ont leur équivalent chez des artistes qui se saisissent de la crise climatique, de la menace pesant sur la biodiversité » rappellent les auteurs de la préface, ajoutant que « les arts en transition se font écosophiques dès lors qu’ils portent un ensemble de questions sur la notion même d’ « esthétique », exigeant de revenir à son étymologie, l’aisthésis, la sensation, la perception, une pratique du sentir ». « Marcher, éveiller les sens, cueillir, goûter, cuisiner, dessiner, jardiner, bricoler » sont, pour l’historienne des arts Lorraine Verner, « autant de manières de « faire milieu » ». « L’art n’a pas l’art comme fin. Il active notre capacité à percevoir ce qu’on ne voit pas ou plus des univers terrestres que nous habitons » écrit-elle. Professeure à l’Ecole des beaux-arts de Versailles, également chanteuse et performeuse, Hélène Singer rappelle que « la question esthétique est au centre de l’engagement écologique par la prise de conscience de notre responsabilité face à la beauté du monde naturel ».
Décédé avant que son texte ne paraisse, le poète et enseignant Thierry Tremblay signe avec le professeur de littératures comparées Rémi Astruc un texte désarçonnant autour du concept deleuzien de « connard ». Les deux penseurs affirment que la littérature, la danse et la musique sont les seuls moyens d’échapper au désastre, « parce qu’au fondement de ces gestes artistiques se trouve la générosité même, qui fait défaut au monde organisationnel et utilitaire des calculs sur l’existence ». Ils n’attendent pas une révolution des pratiques mais une fidélité à « un art véritable qui a toujours eu au cœur l’immense connexion à la communauté des êtres vivants et non vivants, et ne s’est déployé en tant qu’art véritable que parce qu’il nouait déjà en son sein cette richesse de relation au monde. »
La musique n’est évidemment pas absente de ces réflexions. Le professeur de musicologie Makis Solomos médite sur le son, qui n’est : « ni l’objet mis en vibration, ni l’espace des vibrations en général ; il est le produit de l’interaction auditeur-milieu ». Il dialogue également avec son confrère de l’université d’Athènes Kostas Paparrigopoulos. « En musique et dans les arts sonores, la décroissance est encore peu abordée. Elle concerne notamment la question de la technologie, or, comme on sait, la musique en est très dépendante » constatent les deux hommes. Avec Carmen Pardo Salgado, qui est professeure d’art sonore à l’université de Barcelone, il invite à « tenir compte des milieux sonores et non sonores qui font partie des musiques, c’est-à-dire [à] opérer une reconnaissance active des rapports entre ce que l’on nomme art et ce que l’on nomme nature et vie ».
Au fil des 291 pages du recueil se dessine ainsi un vaste panorama des initiatives artistiques en prise avec les enjeux écologiques mais aussi une vue d’ensemble des questionnements que fait naître la transition en cours. Indispensable !
Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web du collectif