Mélia Roger : « Le phonocène serait un temps d’attention aux sons de la Terre »

Qui s’intéresse aux arts de l’enregistrement croise régulièrement le nom de Mélia Roger : elle a remporté un « sound of the year award » en 2022, son nom figure dans la liste des artistes nominés ces dernières années pour le prix Phonurgia Nova, deux de ses œuvres (co-réalisées avec Grégoire Chauvot) ont été choisies pour la récente compilation Harkening critters du label Forms of minutiae… La jeune femme réalise tous ces travaux pendant qu’elle finalise un doctorat sur les arts sonores à l’université de Lille et qu’elle prend part aux créations du Fresnoy, l’un des plus prestigieuses institutions hexagonales en matière d’accompagnement des talents émergents. Elle y expose justement l’une de ses œuvres jusqu’au début de l’année prochaine…

Vous présentez Dear Phonocene au Fresnoy, le Studio National des Arts Contemporains, à Tourcoing, dans le cadre de l’exposition « Panorama 26 ». Concrètement, que voit et qu’entend une personne qui entre dans la salle ?

Mélia Roger : « Quand on entre dans l’installation, on a avant tout une projection sur un écran. On voit des images de monoculture forestière et de femmes qui viennent écouter ces forêts. On entend l’environnement. Ce sont des sons de forêt où il ne se passe presque rien : du vent dans les feuilles, des voitures au loin, bien sûr les bruits de l’industrie du bois… Mais on peut aussi mettre un casque ouvert et, quand on le met, on a accès à une autre bande-son, celle des sons les plus proches du corps de ces preneuses de son. En fait, elles viennent faire des rediffusions, comme des gestes de soin. Elles viennent redonner des sons que j’avais enregistrés sur plusieurs années dans ces forêts qui, depuis, ont été coupées. Ils sont diffusés dans les haut-parleurs qu’on voit sur l’écran. Donc, quand on met le casque, on a accès à des chants d’oiseaux (du pic noir, de l’engoulevent…) ou de grenouilles vertes. On entend ces espèces sauvages qui, malgré toutes les interventions de l’humain dans ce genre de plantations forestières, restent là, cachées. Je voulais un peu leur rendre hommage en diffusant leurs chants dans ces coupes rases. Il y a donc une sorte de double lecture. En enlevant le casque, on a accès à ce qui demeure, quand on le remet, on a la bande-son du passé. »

Vous jouez avec l’expression « prendre du son » et avec l’idée de le rendre, ce son…

Mélia Roger : « Je voulais reprendre la question de Floriane Pochon : « Qu’est-ce qu’on prend, quand on prend du son ? ». J’avais découvert le travail scientifique d’une équipe de l’université de Bristol, qui a fait des enrichissements acoustiques. Ils ont rediffusé le son de coraux dans des récifs coralliens en train de blanchir et ont observé que la rediffusion de ces sons peut avoir un impact positif. Je me suis dit qu’il était peut-être possible de réfléchir à des gestes de soin par le son dans des lieux abîmés. Là où j’ai tourné, c’est un lieu que j’ai écouté pendant plusieurs années. Si on y passe du temps, on arrive à porter notre écoute sur quelques espèces qui sont encore là. Je me demandais s’il ne faudrait pas leur rendre leur voix là où elles ont disparu. D’où l’idée de réactiver des paysages sonores. Sans but scientifique. Ma démarche n’était pas d’essayer de mesurer l’impact de ces diffusions. C’est pour ça que j’ai décidé de travailler avec de l’image : tout ça reste de la création, avec des procédés qui viennent plutôt du cinéma. »

Qu’est-ce que la ou le « phonocène » ?

Mélia Roger : « En fait, c’est « le » phonocène. Je pensais que c’était un mot féminin, ce qui m’allait très bien ; maintenant, je préfère utiliser le mot anglais. Le phonocène, c’est une proposition philosophique développée par Donna Haraway. Je l’ai découvert en lisant les écrits de Vinciane Despret. Le phonocène serait une ère géologique, une ère temporelle, comme l’anthropocène, l’holocène. Le phonocène serait un temps où on viendrait porter attention aux sons de la Terre pour en prendre soin. L’idée est de passer par l’écoute et la co-présence pour prendre soin de ce qui demeure dans ces lieux malades. Je voulais m’adresser – c’est pour ça qu’il y a « Dear », ou, en français, « Tendre » – à cette ère géologique, pour lui proposer une démarche poétique, acoustique, autour de chez moi, dans ces forêts malades. »

Dear Phonocene fait donc partie de l’exposition « Panorama 26 » du Studio National des Arts Contemporains. Comment l’art sonore y est-il vu ? A l’égal des autres arts ?

Mélia Roger : « Il est très difficile de montrer des pièces sonores, parce que les lieux ne sont pas du tout adaptés. Au sein de « Panorama », je peine un peu à me faire entendre, parmi toutes ces œuvres. C’est normal, c’est une exposition collective. Voir la pièce dans toute sa subtilité, percevoir la fragilité de ses sons reste compliqué. J’espère que j’arriverai à faire tourner la pièce ailleurs, dans des lieux qui la mettront plus en valeur. J’ai eu recours à l’image parce qu’il était, pour moi, important de montrer le décor, le contraste entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Je voulais vraiment filmer ces forêts, travailler avec la temporalité de l’image, qui est complètement autre que celle dont j’ai l’habitude, celle du temps d’écoute. J’ai fait des plans fixes extrêmement longs. J’ai travaillé avec une cheffe opérateur qui s’appelle Charlotte Müller, qui vient plutôt du documentaire et notamment de la prise de vue animalière. On a passé du temps à chercher comment filmer ces lieux et les humains dans ces lieux. J’étais à la fois réalisatrice, ingénieure du son et performeuse à l’image, au sein d’une toute petite équipe. On fait très rarement du field recording à plusieurs et, là, on s’entendait. On entendait notre propre présence dans ces lieux. Je voulais en jouer. Dans l’installation, il y a beaucoup de bruits de perche, nos souffles, les bruits de nos K-ways. Je voulais rendre nos corps très présents, à la fois à l’image et au son. Travailler avec l’image me permettait de jouer sur différents plans sonores. Le cadre est souvent très large, l’image très étendue, on sent l’espace mais la prise de son nous plonge dans l’intimité de ces femmes, dans un dialogue entre le corps humain et le corps de la forêt. C’est ce contraste qui m’émeut, ce décalage entre le point de vue et le point d’écoute. »

Photo de têtière : François Mauger
Pour aller plus loin...
La présentation de l'exposition sur le site web du Fresnoy
Le site web de Mélia Roger

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