A chaque époque ses penseurs. La nôtre peut s’enorgueillir d’accueillir les questionnements sur la relation entre nature et culture de Philippe Descola ou les réflexions sur le vivant de Vinciane Despret et Baptiste Morizot. Ce dernier a d’ailleurs lancé une passionnante collection d’essais chez Actes Sud baptisée « Mondes sauvages »…. Un livre du clarinettiste David Rothenberg vient d’y paraître. Intitulé Un rossignol dans la ville, il reflète les expériences de musique inter-espèces que l’Etats-Unien mène depuis plusieurs années, notamment à Berlin.
David Rothenberg n’en est ni à son premier concert en compagnie d’animaux, ni à son premier livre (celui-ci, d’ailleurs, a principalement été rédigé en 2019, puis brièvement complété pour l’édition française). Il rappelle d’ailleurs lors de certaines des nombreuses digressions du livre qu’il a déjà publié l’essai Why birds sing en 2006 et un album titré And vex the nightingale (« Et tourmenter le rossignol ») avec la chanteuse Lucie Viktova en 2015. « Il existe une possibilité, aussi infime soit-elle, que nous puissions nous accorder avec cette musique ancienne qui perdure sur cette planète depuis des millions d’années » écrit-il ici, à la fin du chapitre 2, puis, quelques pages plus loin, « J’improvise avec d’autres espèces de la même manière qu’avec des musiciens avec lesquels nous ne partagerions pas une même langue ».
Le texte de Rothenberg est, au choix, fascinant ou irritant. On y croise des dizaines de personnages, au fil de ses souvenirs : le sinologue Lars Frederikson, le compositeur Olivier Messiaen, le romancier Rick Bass, le poète William S. Merwin, la chercheuse berlinoise Silke Kipper, le musicologue Dario Martinelli, le neuroscientifique Ofer Tchernichovski, le chanteur Sam Lee, le violoncelliste Matthew Barley, le pionnier de l’éco-acoustique Almo Farina, l’audionaturaliste Elliott Lang, le militant du silence Gordon Hempton, l’artiste sonore Taras Mashtalir, le guitariste Markus Reuter, le disquaire finlandais Emu Kurenniemi, le producteur de musique électronique Korhan Erel, les chanteuses Cymin Samawatie et Lembe Lokk… On peine parfois à suivre Rothenberg dans ses réflexions inopinées sur sur la fonction du chant (« Nous ne savons toujours pas ce qui fait qu’un chant d’oiseau est « meilleur » qu’un autre, car personne n’a encore démontré de corrélation entre certaines qualités du chant du rossignol et le succès de l’accouplement »), la science (« Presque tout le monde apprécie la beauté du chant des oiseaux, y compris les scientifiques, mais les spécialistes éprouvent des difficultés à l’évaluer »), l’esthétique (« Représenter la nature dans l’art est impossible »)…
Ni essai soigneusement argumenté, ni mémoires fidèlement reconstituées, les improvisations écrites de David Rothenberg s’avèrent, au final, très personnelles. Un épisode amusant le montre aux prises avec un couple allemand qui lui demande de cesser de jouer à proximité du rossignol dont ils chérissent le chant. David Rothenberg essaie d’argumenter mais il s’entend répondre que les deux Allemands n’ont pas besoin de ses explications, qu’ils ont déjà un livre sur la question. Il s’avère que ce livre est un ouvrage plus ancien de David Rothenberg. Lorsqu’il demande aux Allemands ce qu’ils pensent de ce texte (sans préciser qu’il en est l’auteur), la réponse est qu’il est, pour faire court, trop bavard, trop narcissique. C’est ainsi : David Rothenberg est parfois aussi difficile à suivre que le chant d’un rossignol. Que cela ne dissuade pas les mélomanes les plus intrépides, ils trouveront dans ces pages des informations introuvables ailleurs sur la musique inter-espèces…
Photo de têtière : François Mauger