Il y a des disques qu’on espérait sans même le savoir… La flûtiste Anne Cartel et la pianiste Marie Vermeulin ont fait ce qui aurait dû être fait depuis longtemps : remonter le fil des partitions récemment inspirées par des chants d’oiseaux. L’une des extrémités de ce fil est solidement nouée au crayon d’Olivier Messiaen, dont elles interprètent Le merle noir et une vignette quasiment inédite pour flûte seule, Sigle. A proximité se tiennent ses élèves : l’incontournable François-Bernard Mâche, père de la zoomusicologie, Michaël Levinas et Tristan Murail, fondateurs du courant spectral… A l’autre bout frémit une nouvelle génération, incarnée par Régis Campo, qui signe ici une ode au Pic vert. Parce que les oiseaux les ont obligés à alléger encore leur plume, tous ces maîtres de la musique contemporaine française se montrent ici plus accessibles que ne le voudrait leur réputation. Leur musique s’emplit de joies et de mystères, de bruissements d’ailes et de tambourinements sur les troncs, à la recherche de la vérité du vivant. Grâce en soit rendue aux deux interprètes qui font des miracles tout au long de ce disque de plus d’une heure, Birds of a feather.
Comment a eu lieu votre rencontre ? Le livret du disque indique qu’elle a eu lieu autour d’une pièce de François-Bernard Mâche, Sopiana…
Anne Cartel : « C’est tout à fait ça. Nous avons interprété Sopiana dans le cadre de l’ensemble Variances pour le festival Présences en février 2018 et avons adoré cette pièce. Cela faisait longtemps que je me disais qu’un projet autour des oiseaux serait idoine pour la flûte. Marie, avec qui je me suis tout de suite très bien entendue, avait enregistré nombre de pièces de Messiaen. Ça en faisait doublement la personne idéale pour construire un projet de musique du vingtième et vingt-et-unième siècle autour des oiseaux, chose qui ne s’était pas encore faite. Il y a déjà eu un ou deux disques dans la formation flûte et piano consacrés aux oiseaux mais ceux-ci se sont arrêtés à Messiaen. Nous, ce qui nous intéressait, c’était d’explorer le répertoire à partir de Messiaen… »
Comment se prépare-t-on à l’enregistrement d’un tel disque ? Uniquement en compulsant des partitions ou aussi en écoutant des oiseaux ?
Anne Cartel : « C’est vrai que, pendant la période de préparation, j’étais beaucoup plus sensible, le matin, dans la rue, lorsque les oiseaux gazouillaient. Je les entendais d’une autre manière, plus attentivement. J’ai essayé de me mettre dans leur peau et, quand je joue, d’être plus à l’affût. J’ai essayé de penser en oiseau, de retrouver leur liberté d’improvisation, tout en respectant la pensée des compositeurs. »
Comment s’est fait le choix des pièces ?
Marie Vermeulin : « Tout est parti de Sopiana de François-Bernard Mâche. C’est une pièce qui occupe une place particulière dans le disque parce qu’elle reproduit les chants d’oiseaux, à la fois avec nos instruments et avec des enregistrements. Nous avons été invitées toutes les deux au festival Messiaen en 2019 pour faire un programme autour des oiseaux. Ensuite, c’est surtout Anne, je dois le dire, qui a eu l’idée de ce projet de disque. J’étais très enthousiaste, à la fois en raison du répertoire, parce que la musique d’Olivier Messiaen et la musique contemporaine en général me plaisent beaucoup, et en raison de notre complicité ».
Parlons de vos instruments… La flûte est-elle, pour vous, l’instrument le plus proche du chant d’oiseau ?
Anne Cartel : « Probablement. Avec son timbre très aigu et son agilité mélodique, c’est un instrument de prédilection. Le piccolo aussi, bien évidemment. »
Et le piano ? Quel rôle les différentes partitions lui ont-elles accordé ?
Marie Vermeulin : « C’est très variable en fonction des pièces. Globalement, le piano a un double rôle. Il peut, par ses aigus, imiter les chants d’oiseaux. Je pense à toutes les pièces du Catalogue d’oiseaux de Messiaen ou au Rossignol en amour de Tristan Murail. Son autre rôle, c’est celui de l’orchestre. Il permet d’avoir un spectre harmonique un peu plus large. Je pense là aux pièces de musique spectrale comme Le fou à pattes bleues de Tristan Murail ou Breve ritornello de Philippe Hurel. Dans Prélude à l’après-midi d’un faune, on joue carrément une réduction de la partition pour orchestre ! Le piano est alors très complémentaire de la flûte qui, elle, est souvent dans les aigus (sauf lorsqu’Anne utilise la flûte alto, qui est plus grave). »
Quelle œuvre vous a demandé le plus de travail de mise en place ? Et y en a-t-il une qui, au contraire, vous a semblé une évidence ?
Marie Vermeulin : « Il y a beaucoup de pièces ardues dans le disque. Sopiana est d’une difficulté légendaire. A la première lecture, nous avons cru que nous n’allions pas y arriver ! Il y a beaucoup de silences et il faut repartir exactement en même temps que l’enregistrement d’oiseaux. Breve ritornello de Philippe Hurel est également difficile parce que les rythmes sont très différents pour les deux instruments, il faut connaître par cœur la partie de l’autre. Le fou à pattes bleues a aussi demandé beaucoup de travail parce que l’écriture de Tristan Murail est tout à fait particulière, avec des barres de temps mais pas de barres de mesure. Il faut du temps pour trouver les bonnes couleurs et les bons ajustements. A l’inverse, le Merle noir de Messiaen et Debussy ont été faciles à mettre en place. Restait à trouver les bons tempi, les couleurs communes, la souplesse nécessaire, tout en restant dans la juste narration. Globalement, toutes les pièces nous ont demandé beaucoup de travail ».
Y a-t-il une œuvre que vous êtes particulièrement fières de voir figurer sur ce disque ?
Anne Cartel : « En choisir une seule serait difficile. On est très fières de l’enregistrement de Sopiana, parce que c’est une pièce difficile qui a rarement été bien enregistrée. En même temps, j’ai aussi travaillé avec Michael Levinas sur Froissement d’ailes et je me dis que, finalement, cette nouvelle version est plus fidèle à sa pensée actuelle et aussi à son évolution intérieure. Par ailleurs, le Fou à pattes bleues de Tristan Murail, est truffée d’une multitude d’indications qu’il convient d’avoir « digérées » pour que le discours soit fluide et que les spectres harmoniques soient mis en valeur. Nous sommes ravies puisque Tristan Murail a salué notre version. Enfin, je suis très heureuse d’avoir pu dénicher Sigle de Messiaen. J’ai retrouvé cette miniature par hasard dans les archives de la BNF. Elle a été écrite en 1982 avec une double barre de mesure, ce qui indiquait qu’il y avait un début et une fin. Il se trouve que Messiaen l’a réutilisée trois ans après, il l’a modifiée d’un demi-ton, pour faire partie d’Eclairs sur l’au-delà, un grand cycle orchestral. Je ne m’explique pas pourquoi cette pièce n’a pas encore été jouée comme une entité autonome à ma connaissance. »
Réunir ces œuvres sur un même disque, était-ce d’une certaine façon un geste militant ?
Marie Vermeulin : « On ne s’est pas dit « On va faire ce disque parce qu’il faut absolument parler du changement climatique », pas du tout. Mon mari travaille dans le domaine de l’environnement, je suis assez sensible à la cause. Ça me fait plaisir que ce soit un projet qui crée un lien entre la musique et la nature mais c’est un plaisir purement personnel. La finalité du projet reste musicale : réunir des pièces qui ont des affinités de langage et de thématique. »
Anne Cartel : « De toute façon, on ne peut pas faire de projet qui soit complètement déconnecté de qui on est, de nos valeurs. Des musiciens vont militer pour les compositrices, par exemple, autre thématique très en vogue. Le font-ils uniquement par sensibilité ? En tout cas, la question écologique, chez nous, s’est dessinée naturellement. C’est une question de personnalité, ce n’est pas un choix conscient. Il se trouve que c’est une thématique actuelle mais ce n’était pas, de prime abord, l’intention initiale. Je ne revendique rien avec ce disque-là mais, tant mieux s’il peut contribuer à une noble cause. »
Photo de têtière : Cénel Fréchet-Mauger
Pour aller plus loin... La page web consacrée au disque sur le site du label Paraty Le site web de Marie Vermeulin