Rien n’est prévisible en Amazonie. Pas même « Tres fronteras », cette région où, certes, des traits sur la carte séparent le Brésil, le Pérou et la Colombie mais où tout se mêle dans la réalité, les langues, les coutumes et les formes de vie. Ça tombe bien : dans le travail de Stéphane Marin, rien non plus n’est prévisible. L’artiste sonore, qui se consacre depuis 2003 à l’écoute de ce qui nous entoure, revient de Tres fronteras avec un disque du même nom constamment déstabilisant. Il explique ici sa démarche, ses méthodes de compositeur et son rapport à la notion d’anthropocène….
Avec une pièce enregistrée en Amazonie, on peut s’attendre à un grand bain relaxant, où bouillonnent des pépiements d’oiseaux et des hoquets de grenouille. Mais pas (ou peu) chez vous… Ce n’est pas votre genre ?
Stéphane Marin : Non, pas du tout…
Alors quel est votre genre ?
Stéphane Marin : Je suis transgenre… Je ne travaille pas pour Nature & Découvertes ; ça, c’est sûr. Je recherche des rapports très contrastés dans mes compositions. Je n’ai rien contre la quiétude qu’on peut trouver dans la nature mais, dans le courant musical dans lequel je m’inscris, je ne ressens pas la nécessité d’être dans une forme de perception pacifique, où on écoute les sons de la nature (ou d’ailleurs d’autres sons) pour se relaxer. Je suis compositeur. Je travaille avec tous les sons. Je travaille surtout avec l’énergie qui est contenue dans les sons. D’une certaine manière, je me rapproche plus de la « noise » que de l’« ambient ». Les contrastes m’intéressent. Il y a donc dans mes compositions des plages où une certaine paix s’instaure mais ce n’est que pour être ensuite déchirée, explosée, réduite en morceaux, en sursauts… Je travaille plus sur l’in-quiétude que sur la quiétude. Je pense intéressant, à une époque anthropocénique ou capitalocénique, de ne pas travailler comme le font la plupart des audionaturalistes, de ne pas montrer une nature pure et pristine comme elle n’existe quasiment plus, de ne pas enlever systématiquement tous les passages d’avion, de ne pas mettre des filtres coupe-bas pour enlever toute la pollution sonore… Comme si, au lever du jour, dans le Marais poitevin, il n’y avait que le chant des oiseaux ! C’est une forme de supercherie. Ma démarche est de rendre compte d’un état de fait qui est plutôt violent, marqué par la destruction d’écosystèmes et une pression importante de l’homme sur son environnement. Je le traduis par des compositions tendues, punchy. Je ne dis pas pour autant que le « méchant homme » s’en prend à la « gentille nature ». Ca, c’est un discours moralisant. Personnellement, je préfère inverser les rôles, musicalement parlant, et confier aux sons de la nature le soin de bouleverser la composition et de créer des tensions. Je ne dépeins pas l’Amazonie en faisant entendre de méchantes tronçonneuses qui s’attaqueraient aux gentils arbres. On peut essayer d’éviter ces clichés tout en suggérant effectivement qu’il y a bien une tension entre les hommes et la nature…
Quel a été votre travail en revenant d’Amazonie ?
Stéphane Marin : Mon travail a d’abord lieu sur le terrain. Je définis le « field recording » comme une technique de prise de son de terrain et, quand elle est faite de façon artistique, on parvient à la « phonographie ». Comme le photographe a un point de vue, j’ai un point d’ouïe. Je le construis, je cadre l’environnement, j’esquisse des perspectives…. Il ne s’agit pas d’utiliser des micros pour capter le réel ; on sait très bien qu’il y a là une transcription, une transduction. Je fais des choix assez radicaux pour obtenir des matériaux qui sont déjà composés. Mon micro est un instrument et le premier acte de composition se fait sur le terrain. Puis je ramène ce matériau dans le séquenceur. La suite est principalement un travail de montage. Il y a le dérushage, évidemment : j’ai ramené des centaines d’heures d’enregistrements de Colombie et il en reste une heure (36 minutes avec les superpositions). Lors du montage, je privilégie souvent des plans-séquences. Je sample peu, c’est-à-dire que j’isole rarement un tout petit son que je mettrais ensuite par-ci par-là. Je privilégie plutôt des plans-séquences qui parfois se chevauchent. Enfin, le travail électro-acoustique est mineur. Il y a beaucoup de travail de filtrage, de compression, d’équalisation mais pas du tout d’effet de dénaturation du son. J’ajoute des effets d’espace, de panoramique, éventuellement un peu de réverbération, mais, si j’utilise un filtre, c’est uniquement pour faire apparaître ou tenter de gommer, d’atténuer, certaines qualités qui préexistent dans le son. Je respecte les prises de son, qui étaient déjà très investies d’un regard, d’une écoute. C’est le travail de montage qui crée ensuite des tensions, des relâchements, une dramaturgie, tout en laissant apparaître la musicalité de ces sons.
Cette pièce joue dès son titre avec la notion de frontière. Vous explorez celle qui sépare les humains du reste du vivant mais aussi l’audible de l’inaudible…
Stéphane Marin : Ces dernières années, en réfléchissant à ma pratique, je me suis rendu compte que la thématique de la frontière, de la limite, était vraiment importante. J’ai été invité par un festival colombien, la Semana de la escucha, dont le thème était cette année-là la liminalité (le rapport à la frontière, à la bordure, à la lisière…). Je me demandais alors si j’allais me rendre en Amazonie. J’avais peu de temps. Le festival était à la mi-juillet ; moi, je ne pouvais pas décoller de France avant début juillet. En réalité, aller en Amazonie me faisait très peur. Déjà, aller à Medellín pour le festival me faisait peur. Je me disais que je n’allais pas vivre un voyage paisible et que j’allais sortir de mes zones de confort. Pourtant, quand Miguel Isaza, le curateur du festival, a évoqué le thème de la liminalité, je me suis dit que, puisque l’Amazonie colombienne est une toute petite zone qui s’appelle « Las tres fronteras », j’avais déjà cette réponse un peu frontale à apporter : j’allais explorer cette triple frontière physique entre la Colombie, le Brésil et le Pérou. C’est une zone où on se trouve aussi à la lisière de la forêt amazonienne. Dans cette forêt, il y a comme des niveaux. Moi, j’en suis resté à « jungle niveau 1 » ! Je pense que, pour les Colombiens de la région, c’est la campagne. Mais il y a déjà un certain nombre de dangers et, pour nous, ça représente vraiment la jungle. Cet endroit est une illustration de la frontière. On prend un bateau pendant une heure puis on marche deux heures dans la forêt mais en fait on reste encore très proche de la civilisation. Quand j’ai fait mes premières prises de son sur le Piranha Lake (Pérou), j’avais l’impression d’être au fin fond de l’Amazonie : le lac est rempli de piranha, on marche au milieu des caïmans, on risque de se faire mordre par des serpents venimeux… Pourtant, on pouvait toujours entendre le générateur de la ville de Tabatinga, côté Brésil. C’était comme un drone qui ricochait sur le lac. Moi qui pensais me retrouver entouré de sons naturels, sauvages, je me suis dans un premier temps énervé. Je me disais « Mais je l’avais dit, au patron du resort, que je voulais enregistrer la nature loin des hommes ! ». La première heure, j’ai essayé d’échapper à ce drone. Puis je me suis dit « Mais, bon sang, c’est ça ton projet, elle est là la frontière ! ». Les trois couches de phonie – géophone, biophonie, anthropophonie – étaient là dans toute leur porosité. Ce drone était un cadeau, en fait.
Vous jouez également avec la frontière de l’audible…
Stéphane Marin : C’est toute la question de ce que j’appelle les « sons discrets ». Ce sont des sons qui se cachent à la lisière de l’audible. Il faut parfois utiliser certaines technologies pour les rendre audibles. Au début, je les appelais les sons « timides » mais c’est trop anthropomorphique. Dans cette recherche des « sons discrets », on va parfois chercher de tous petits sons qui se trouvent tout au fond du paysage, ou au seuil de l’audition. Ils sont souvent masqués par un premier plan, celui des insectes ou des singes hurleurs ici, dans ma pièce… Ils se cachent derrière. J’aime bien aller chercher comme ça de couches en sous-couches ces sons fluets. J’ai envie de les révéler. Ils se trouvent à une autre frontière que celle qui sépare la jungle de la ville ou l’humain du non-humain. Entre le bruit et le silence, il y a une zone que j’aime explorer, qui représente aussi les contrastes que je peux utiliser pour composer. S’approcher du silence après avoir fait grimper la pression acoustique, cela crée un relâchement. On a l’impression d’un silence, mais une petite fréquence ressurgit au fond de l’oreille. Je pousse alors l’oreille dans ses retranchements. S’approcher du silence fait aussi réapparaître l’environnement sonore dans lequel se trouve l’auditeur. Il se demande ce qu’il écoute : une œuvre ou ce qui l’entoure ? Il se demande si cette œuvre lui a permis de se remettre en écoute. Ces interstices de silence permettent d’écouter ce qu’il y a au-delà des enceintes. C’est important, car il y a toujours un au-delà de l’œuvre. Quand il n’y a presque plus rien à écouter, on écoute plus intensément, surtout après qu’il y ait eu plein de bruit.
Dans les notes de pochette de Tres fronteras, vous utilisez le mot de « témoin ». De quoi cette œuvre témoigne-t-elle ?
Stéphane Marin : Je n’ai pas les connaissances bioacoustiques ou environnementales qui me permettraient de juger si, réellement, nous sommes dans un moment qui s’appelle « capitalo- ou anthropo-cène ». Je peux juste faire confiance aux spécialistes qui le disent. Je peux aussi avoir un avis citoyen, comme n’importe qui. Mais cela se situe à l’extérieur de ma pratique artistique. La seule chose dont je peux témoigner, c’est d’une écoute, c’est d’une rencontre avec des environnements, c’est d’une expérience, c’est d’une pratique physique… J’ai engagé mon corps en allant dans la forêt amazonienne, j’y ai surtout engagé mes oreilles. Ensuite, je m’exprime, en tant qu’artiste, et ce que j’exprime est quelque chose de tonique, puissant, quelque chose qui joue avec la relation au bruit, qui dérange l’oreille et qui crée une sensation d’inquiétude. A travers ça, chaque auditeur se fait ensuite son histoire. Pour Tres fronteras, j’ai failli ne pas donner de notice pour accompagner l’œuvre. Je l’ai finalement fait mais je n’ai pas eu envie de porter un message univoque. En fait, parler de l’anthropocène, du capitalocène au sujet de mon travail, ce sont des analyses qui m’ont été en premier lieu amenées par des chercheurs. Plusieurs sont venus vers moi en me disant « Je lis à travers votre œuvre une transcription des effets de l’anthropocène ». C’étaient notamment des spécialistes qui travaillaient sur « écouter l’anthropocène » ou sur « l’expression de l’anthropocène dans le spectacle vivant » et qui avaient repéré ma démarche dans ce cadre précis. Je les ai accueillis et écoutés mais, à la base, mon intention n’était pas de porter ce discours. Je créais de façon naïve, artisanale, je sculptais la matière du son, sa densité. C’était ça mon travail. En échangeant avec eux, en mettant en écho leurs analyses et ma pratique et en prenant citoyennement de plus en plus radicalement conscience de ces enjeux écologiques et du relai que pouvait représenter humblement mon travail, j’ai finalement accepté de porter et de faire miennes leurs analyses, d’en prendre pour ainsi dire la responsabilité. Ils m’ont amené à avoir cette réflexion. Quand j’écrivais Tres fronteras, je sentais que je parlais aussi de ça. Mais c’est la première fois où, au moment de composer, je suis dans la conscience de ces questions. C’est plus assumé que par le passé, où ça venait vraiment de l’extérieur. On m’invite dans un espace et désormais je l’assume, je franchis le pas.
A écouter : « Tres fronteras » de Stéphane Marin (Unfathomless)
Photo de têtière : François Mauger Autres photos fournies par Stéphane Marin
Aller plus loin... La page bandcamp du label Unfathomless Le site web de Stéphane Marin