En décembre, Valentina Bressan a achevé la rédaction de la « Feuille de route « développement durable » de l’Opéra national de Paris ». La jeune femme enchaîne depuis plus de 25 ans les postes dans les directions techniques de prestigieuses maisons d’opéra en France et en Italie. Entrée en 2018 à l’Opéra National de Paris, elle y a vite été promue « déléguée aux enjeux de développement durable ». Le rapport qu’elle a fait parvenir à sa direction juste avant les fêtes est des plus complets et des plus convaincants. Elle en dévoile en avant-première les grandes lignes et la philosophie…
Combien de temps l’élaboration de cette feuille de route a-t-elle pris ?
Valentina Bressan : J’ai passé 9 mois à le concevoir et le rédiger. Mais c’est un sujet auquel je m’intéresse depuis de nombreuses années. Je ne le découvrais pas. J’avais déjà lu beaucoup de documents sur ce sujet, des travaux vraiment intéressants qui ont enrichi mon travail et mon point de vue sur la situation, comme the Theater green book ou le guide l’éco-conception du Festival d’Aix. Au commencement, j’étais persuadée que le changement devait passer par l’art, par la création, et je me focalisais particulièrement sur la création scénographique, sans doute en raison de mon propre parcours de scénographe. En ce qui concerne l’Opéra de Paris, j’ai changé d’avis. Je pense désormais que c’est un enjeu important mais que ce type de transformation va nécessairement prendre du temps et nous ne pourrons en voir les résultats que dans 4 ou 5 ans au mieux. Nous devons aujourd’hui agir vite. Je me suis notamment basée sur le travail du think tank Shift Project. Ils ont une définition des types de transformations que je trouve très intéressante. Ils distinguent transformations transparentes, positives, défensives et offensives. A mon sens, les transformations transparentes doivent être mises en place partout et au plus vite. Elles n’impliquent pas un vrai engagement financier et n’ont aucune incidence sur l’activité principale. Ce sont des transformations sur lesquelles je me suis concentrée parce qu’elles peuvent générer une énergie de transformation plus générale. Quand vous travaillez par exemple sur l’alimentation, vous avez un réel impact en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de protection de la biodiversité sans changer en rien la qualité des spectacles qui seront proposés. C’est une transformation transparente typique.
L’Opéra de Paris, lui aussi, avait commencé à travailler sur la question…
Valentina Bressan : Tout à fait. L’Opéra de Paris, comme beaucoup d’autres opéras, s’est engagé depuis de nombreuses années dans un processus de réduction de son impact. Les actions jusque-là ont été concentrées sur la réduction de la consommation d’énergie, d’eau, de chauffage, de climatisation… Pour moi, une institution culturelle peut avoir un impact plus important que cela sur la société. Réduire ses consommations ne change pas fondamentalement les comportements de notre public même si ça peut donner à voir que l’Opéra fait bien sa part. L’enjeu n’est plus de faire notre part mais de proposer un nouveau monde plus durable, proposer un exemple dans lequel chacun peut se projeter. Aujourd’hui, le Ministère de la culture et le Ministère de la transition écologique sont à la recherche de ce qu’on appelle des « nouveaux récits ». Ce qui va avoir de l’impact sur la société, c’est la transformation de nos usages. Pouvoir raconter le dérèglement climatique, pouvoir visualiser un avenir souhaitable, voilà ce qui peut donner envie de changer nos habitudes. C’est l’enjeu principal. Tous les établissements culturels ont la capacité de produire ces récits. Le film Don’t look up montre à quel point la culture peut avoir un impact sur notre perception du vivant, du danger ou d’une possible transformation. Les films Demain ou Animal montrent également des solutions possibles, réalistes et inspirantes déjà en place quelque part dans le monde. Je rêve d’un opéra qui puisse avoir autant d’impact que l’un de ces films. Le but en effet est de faire évoluer notre société. L’Opéra, comme toute institution, doit avoir une approche vertueuse de ses consommations mais cela ne suffira pas.
Il va être difficile de résumer ce dossier de 71 pages, qui aborde des sujets très divers… Simplement, concrètement, quelles sont pour vous les actions préconisées qui vont avoir les effets les plus immédiats et les plus remarquables ?
Valentina Bressan : L’une des actions principales que l’Opéra va devoir faire, c’est de faire évoluer sa politique d’achat. Introduire des labels éthiques ou biologiques ou demander la suppression des emballages en plastique dans toutes les procédures d’achat – dans l’esprit de la politique de service public éco-responsable ou de la stratégie nationale contre la déforestation importée – permet d’avoir une approche systémique et holistique. Les achats ont un impact conséquent sur la totalité de la planète. Pour moi, par exemple, il est très important de regarder la consommation indirecte de l’eau. Un kilo de bœuf équivaut à 15 000 litres d’eau ; une tasse de café, c’est 140 litres d’eau. L’idée est de traquer toutes les consommations d’eau indirectes. Ce genre d’exercice apporte un regard neuf. J’ai la sensation que nous avons besoin d’être éclairés sur la situation. On est un peu comme des enfants face à un monde qu’ils n’ont pas tout à fait compris. Ce monde, on a besoin de temps pour le comprendre, l’apprivoiser. Il nous faut aussi des exemples éclairés. Si des institutions comme l’Opéra commencent à introduire ces exigences dans tous ses achats, cela va faire circuler de nouvelles idées. Tous les fournisseurs vont devoir réexaminer leurs pratiques, proposer des produits plus vertueux… Cela aura un impact bien plus considérable que notre propre réduction de consommation d’eau ou d’énergie. Le simple bilan carbone ne suffit pas. On entend souvent parler de la nécessité de réduire l’impact carbone, avec un discours qui tourne autour des sources d’énergie. Mais un monde doté d’une énergie 100 % verte dans lequel on aurait détruit toute la biodiversité ne serait pas pour autant vivable. Il y a trois paramètres à prendre en compte : l’impact en matière de gaz à effet de serre (comment réduire les émissions) mais aussi l’impact sur la biodiversité et l’impact social.
Si on prend l’exemple des costumes…
Valentina Bressan : Pour les costumes, quand j’ai été moi-même costumière je me suis retrouvée dans des petites structures avec très peu de moyens et la tentation de choisir des marques de « fast fashion ». Ces marques à très bas coût ont un impact environnemental et social dramatique. Maintenant que nous le savons nous ne pouvons plus faire semblant ou ignorer la situation juste parce que on « ne peut pas faire autrement ». Il faut travailler avec les créateurs, les costumiers, les ateliers, pas simplement pour discuter avec eux des teintures végétales mais aussi pour leur expliquer qu’utiliser des matières comme le coton n’est plus possible. Il va falloir aller vers des matériaux différents, aller vers plus de sobriété aussi. « La caserne » de Paris est un des lieux phare qui peut inspirer considérablement tous les acteurs qui travaillent dans les costumes ! L’impact du textile est très important. On parle souvent de l’impact des décors, parce qu’ils sont grands, visibles, mais que dire de toutes les toiles ? Elles sont le plus souvent en coton, qui consomme énormément d’eau, beaucoup plus que d’autres matières, et dont l’impact carbone peut être considérable. On a souvent de fausses convictions qu’il faut remettre à plat. Pour ce qui concerne les décors, il faudra également aller vers l’arrêt de la consommation du bois exotique ou de l’aluminium.
Vous vous basez sur la philosophie du développement durable, un terme parfois décrié par ceux qui pensent que l’ère du développement est finie. Mais vous en faites une lecture très complète, en prenant en compte chacun des 17 objectifs de développement durable définis par les Nations Unies. Pour vous, le « développement durable » continue d’être un objectif valable ?
Valentina Bressan : Je ne porte absolument pas l’idée de la « croissance verte ». Je n’y crois pas. Je pense qu’effectivement, il faut aller vers une décroissance générale. En revanche, la croissance est souvent associée au seul P.I.B. Les penseurs du secteur, comme Aurélien Barrau pour n’en citer qu’un seul, expliquent – et je partage leur avis – que la croissance doit d’abord être la croissance du bien-être, la croissance de la culture… C’est comme ça que je vois le développement durable. Parmi les 17 objectifs, il y en a un, le huitième, qui prévoit de « promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous ». Il est décrié à juste titre. Moi, je n’ai pris en compte que la dernière partie, qui parle de travail décent pour tous. Pour moi, les 17 objectifs du développement durable ont l’intérêt de montrer l’étendue de l’impact de nos actions. Au tout début, quand j’ai proposé cette stratégie à l’Opéra, la direction était dubitative. Elle ne comprenait pas le lien entre l’opéra et la disparition de la faim dans le monde ou la fin de la pauvreté… En réalité, quand on commence à gratter un peu, on se rend compte à quel point chacune de nos actions a un impact sur la planète. Si on prend ces objectifs comme référentiels, ils permettent de se poser toutes les questions nécessaires. Ce qui ne veut pas dire qu’on est obligé de répondre à toutes. C’est une méthode pour explorer les impacts directs ou indirects de nos actions. Est-il possible, par exemple, que nos actions favorisent l’égalité des sexes ? Ou la lutte contre les discriminations ? Quel est notre impact sur la vie marine ou sur la qualité de l’eau ? Ce référentiel permet d’avoir un regard assez large. On peut bien sûr en prendre d’autres…
L’Opéra de Paris est un établissement unique en son genre, avec plus de 1 500 salariés permanents. Votre feuille de route pourrait-elle servir de modèle pour des structures plus petites ?
Valentina Bressan : A mon sens, écrire une stratégie pour une structure, c’est comme tailler un costume de haute-couture : tout doit être fait sur mesure. Il faut tenir compte du contexte (géographique, économique, social), des atouts, des partenariats possibles… C’est un travail extrêmement créatif. J’ai vraiment aimé le rapport de l’opéra de Sydney. Il est accessible librement sur leur site. C’est le seul opéra que je connaisse qui avait déjà travaillé sur les 17 objectifs des Nations Unies. Je me suis aussi inspiré du travail de deux étudiantes espagnoles, Georgina Ansaldo Giné et Maria Jelvis, qui, dans leur thèse « Environmentalism in the Performing art – Integrating Ecological Practice into a sustainable business model » ont comparé de nombreux opéras. Elles montrent qu’il faut penser en dehors de nos schémas, « out of the box ». Ce que j’ai écrit dans ce document est spécifique à l’Opéra de Paris. Je sais, par exemple, qu’il y a des bases de données à faire évoluer. Il faut connaître le fonctionnement de votre structure pour dire comment mieux (ou moins) consommer. Ce travail comprend aussi un temps de réflexion perspectiviste. D’une façon générale, il faudrait que tous les dirigeants d’institution puissent prendre le temps de se demander à quoi ressemblera leur opéra, leur théâtre ou leur salle de cinéma dans 30 ans. Il y a des outils pour stimuler l’imagination. La fresque de la renaissance écologique en est un. A partir de là, on essaie de visualiser les décisions qu’il faut prendre aujourd’hui pour qu’elles aient un impact dans 10 ou 20 ans. Avec le collectif 17h25, qui réunit l’Opéra de Paris, Le Châtelet, le festival d’Aix, la Monnaie de Bruxelles et l’Opéra de Lyon, on s’est réuni pour travailler sur la standardisation des décors. Nous savons que ce travail, pour ce qui concerne l’Opéra de Paris en particulier, n’aura pas d’impact demain mais dans 10 ans. C’est pourtant une décision qu’il faut mettre en place maintenant.
Quelle sera la prochaine étape ?
Valentina Bressan : Je ne peux pas vous dire si, quand ou comment mon étude sera publiée. C’est un travail structurant interne à l’Opéra. Quelles propositions la direction va-t-elle retenir ? C’est à la direction de décider, de mettre en place des mesures, de les programmer… Il faut du courage pour prendre certaines positions, qui peuvent être conflictuelles. J’ai présenté ce travail à l’ensemble des salariés. Ils en ont saisi la complexité. Mon travail est perfectible. Aujourd’hui, la recherche de la perfection est l’un des freins qui nous empêchent d’aller vers les transformations nécessaires. On a besoin de se mettre en mouvement. Mon ambition était de susciter d’autres idées. Il est plus facile de rebondir sur quelque chose qui a déjà été écrit que de partir d’une feuille blanche. Mais je souhaitais aussi proposer de changer de point de vue et d’échelle. Notre impact sera énorme si on se donne la possibilité de toucher notre public, tous ceux qui regardent nos spectacles… Je pense que la prochaine étape sera d’offrir une nouvelle attractivité à l’écologie, car la protection de la vie sur terre doit être désormais notre principale préoccupation !
Photo de têtière : François Mauger Portrait de Valentina Bressan : Claudia Guido
Pour aller plus loin... Le site web de l'Opéra de Paris Le site web de la Caserne Le site web de l'opéra de Sydney