Thierry Pécou : «  L’humain doit descendre de son piédestal »

« Humain non-humain »… En un titre, tout est dit : les préoccupations actuelles de l’ensemble Variances, qui publie un double album sous ce nom, la position mesurée de son directeur artistique, le compositeur Thierry Pécou, qui ne se voit pas en fomenteur de révolutions mais simplement en éclaireur poétique…

Tout est dit ? Non, il reste bien des choses à dire à propos d’Humain non-humain, ce recueil de dix compositions instrumentales, pour la plupart de la plume de Thierry Pécou mais dont certaines sont signées François-Bernard Mâche ou Richard Blackford. La parole est à Thierry Pécou…

Ce double album s’ouvre sur une Méditation sur la fin de l’espèce. Pourquoi commencer par la fin ?

Thierry Pécou : C’est une pièce que j’ai écrite en partant de chants de baleines. A travers une réflexion sur les espèces en voie de disparition que sont par exemple certains mammifères marins, j’extrapole en direction de l’espèce humaine. L’impact de l’activité de l’homme (d’une part, le réchauffement climatique, d’autre part, l’atteinte à la biodiversité) fait que notre prédation nous rend nous-mêmes vulnérables. A l’époque où j’ai écrit cette pièce, je lisais des textes scientifiques qui parlaient de ces dangers mais ils semblaient encore assez lointains. Avec les derniers rapports du GIEC, cette pièce entre dans l’actualité. Ces dangers prennent place dans notre imaginaire, dans notre perception du futur. Dans les années d’après-guerre, on s’inquiétait d’une destruction par le nucléaire. Aujourd’hui, on s’inquiète du changement climatique et de l’état de la biodiversité. C’est à une réflexion sur ce thème qu’invite le début du disque…

Une réflexion, une méditation mais pas de cri d’alarme. Ce n’est pas votre genre ?

Thierry Pécou : En tant qu’artiste, je ne cherche pas à imposer une vision du monde. Je propose plutôt de prendre du recul. J’invite à réfléchir calmement, à méditer sur ces questions, par le biais de ma musique. Dans une pièce qui s’appelait Outre-mémoire, je parlais de l’esclavage. Avec mes œuvres, même si le sujet est brûlant, j’incite à prendre du recul en se plongeant dans un univers poétique. C’est ma démarche…


Vous ouvrez le premier des deux disques aux animaux, en particulier aux oiseaux et aux baleines. Quel regard (ou plutôt quelle écoute) portez-vous sur leur chant ? Le qualifiez-vous de « musique » ?

Thierry Pécou : Je crois qu’effectivement on peut utiliser ce mot. Mon intérêt pour les animaux est une manière de me décentrer, de nous décentrer. La question est : comment l’homme se place dans son environnement ? L’espèce humaine n’est peut-être pas la seule à avoir la capacité de créer. Je parle d’une créativité « pure » entre guillemets. Nous, les humains, faisons de l’art pour l’art. Est-ce que les oiseaux ou d’autres animaux, comme les baleines (mais il y en a d’autres aussi), n’ont pas la même capacité de créer, de faire de la musique sans qu’elle remplisse une fonction biologique ? Simplement pour le plaisir ? Certains éthologues et certains biologistes l’ont mis en évidence à travers des études très poussées. Cela ne concerne, dans les grandes familles animales, que quelques espèces. Par exemple, tous les oiseaux n’ont pas la même habilité à inventer. Mais François-Bernard Mâche, dont on entend une œuvre dans le disque, l’a établi : certaines espèces d’oiseaux savent créer des motifs musicaux qui sont étonnamment créatifs, sans autre but que celui d’inventer, parfois d’imiter d’autres espèces… Je trouve très intéressante l’idée de travailler avec des sons animaux, parce qu’elle questionne notre approche de la création. Notre idée, si je puis dire, à François-Bernard Mâche comme à moi, c’est, en travaillant avec des chants d’oiseaux ou de baleines, d’essayer de se mettre à leur niveau. L’humain doit descendre de son piédestal et entrer dans une forme de dialogue créatif avec son environnement. Il est bien sûr difficile de dialoguer directement avec un animal ; alors on passe par un artifice, l’enregistrement…

Vous évoquez François-Bernard Mâche. Pourquoi lui avez-vous commandé une pièce pour ce disque ?

Thierry Pécou : François-Bernard Mâche est quelqu’un que je connais bien, que je côtoie depuis plusieurs années. Pour moi, il était vraiment important qu’il soit présent dans ce disque. Il est un pionnier de cette approche du chant animal comme véritable objet de création. Il a vraiment été l’un des premiers, en s’appuyant sur des études scientifiques (et il est universitaire lui-même), a esquissé cette voie d’un renouvellement de la création humaine. Il est allé chercher dans la nature, dans les mythologies, un nouveau souffle, qui nous porte vers autre chose et qui nous sort aussi du formalisme issu des années 1950 et 1960. Je me suis dit « Pourquoi ne pas lui commander une pièce ? ». Il a accepté très généreusement d’écrire pour l’ensemble Variances une courte partition, à partir de chants d’oiseaux. L’oiseau y sonne comme un instrument parmi les autres. Il n’a rien d’anecdotique ou d’illustratif. La ligne de l’oiseau est contrepointée par tout le travail musical de François-Bernard Mâche.

Le deuxième disque embrasse les grands espaces et, à plusieurs reprises, ceux qui les habitent, ceux que l’on nomme désormais les « peuples premiers ». Pourquoi vous intéressent-ils tant ?

Thierry Pécou : Cela vient de loin… Je suis très attaché aux cultures amérindiennes. Evidemment, si les peuples premiers sont évoqués sur ce disque, c’est du fait de leur rapport à la nature, à l’environnement. Ils ne se pensent pas comme séparés ou supérieurs mais comme parties d’un grand tout dans lequel ils vivent. Il était donc logique qu’ils aient une place dans cet album. Si on se réfère au monde animal, pour eux, les animaux sont des individus au même titre que les humains. Il y a un dialogue, une considération entre espèces. C’est cette conception de la vie qui m’intéresse, cette vision holistique de l’humanité, cette manière de s’intégrer dans l’ensemble, dans le cosmos. Ça me parle très directement. Je trouvais important que, dans un album sur le rapport à l’environnement, ils aient une place.

Thierry Pécou avec l’ensemble Variances – Photo : Manuel Braun

En tant que compositeur, comment retranscrit-on cette « vision holistique » ?

Thierry Pécou : Concrètement, cela m’a amené à un rapport au corps un peu différent de celui de la musique occidentale. Je reste un compositeur, j’écris, mais l’oralité entraîne souvent un rapport corporel à la musique. Elle nécessite des procédés de mémorisation spécifiques du son, des mélodies, du rythme, qui engagent parfois la danse, qui ouvrent vers quelque chose de plus global. Ça m’intéresse beaucoup. Dans ma propre musique, pour rappeler tout ça, j’utilise des procédés qu’on retrouve de façon assez universelle dans ces cultures, comme la répétition, le hoquet, l’emploi de modes pentatoniques…

Pour diffuser ce double album, vous avez créé un label entièrement numérique. Est-ce selon vous un moyen d’aller au devant d’autres publics ?

Thierry Pécou : Autant je défends le spectacle vivant et le contact réel, physique, avec la musique, autant j’ai toujours trouvé passionnant l’enregistrement, qui consiste à affiner d’une manière très particulière, la captation d’un moment. Aujourd’hui, il est devenu assez compliqué de sortir un album avec une maison de disques. Les nouvelles technologies numériques offrent la possibilité de devenir quasiment autonomes. C’est le défi qu’on essaie de relever avec l’ensemble Variances, en créant notre propre label et ce premier album digital, un double album qui échappe à la matérialisation. Cela correspond aux nouveaux modes de consommation de la musique. Finalement, on relie les deux bouts : on retourne vers la tradition, en évoquant celle de peuples amérindiens, et on se projette dans la modernité et les modes de diffusion les plus contemporains.

Photo de têtière : Cénel et François Mauger
Pour aller plus loin...
Le site web de l'ensemble Variances

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