Si les Français ont été marqués par les incendies qui ont dévasté l’Amazonie en 2019 (lire l’article), les Etats-Uniens, eux, ne se remettent pas de la perte d’une partie des forêts de Californie. Billie Eilish, l’enfant prodige de la pop actuelle, évoque ces flammes incontrôlables dans All the good girls go to hell. Le guitariste Chuck Johnson va nettement plus loin : sur Red Branch Bell, un instrumental d’un peu plus de dix minutes, extraite de son nouvel album, The Cinder Grove, il utilise la réverbération d’une forêt de séquoias avant qu’elle ne brûle, afin d’en faire revivre le souvenir avec ses accords suspendus.
Le disque entier est hanté par ce qui est parti en fumée, pas uniquement les forêts, plus globalement, tout un cadre de vie. « Au cours des premières années que j’ai vécu dans la Bay Area, les salles de concert auto-gérées étaient des lieux de créativité fertile, d’expérimentation et de vie en communauté » explique le guitariste arrivé arrivé en Californie au tournant du siècle, après une première partie de carrière au sein de Spatula, un groupe de Caroline du Nord. « Ce type d’espace était littéralement « chez moi », parce que je vivais dans un entrepôt qui accueillait des performances d’artistes locaux et en tournée ». Cet immense bâtiment de briques situé à Oakland, face à San Francisco, était baptisé le «Totally Intense Fractal Mindgaze Hut». En 2015, « il a été partiellement détruit dans un incendie » complète-t-il. « Les locataires ont été forcés de partir et il est maintenant en train d’être converti en copropriété de luxe pour les cadres de la Silicon Valley ».
Formé aux musiques électroniques au Mills College d’Oakland, Chuck Johnson reproduit sur son disque la réverbération de ce foyer perdu, ainsi que d’autres lieux qu’il fréquentait. « Cette histoire s’est répétée de nombreuses fois, à tel point qu’il ne reste presque plus d’espaces auto-gérés » constate-t-il. « Cette disparition et l’augmentation vertigineuse des loyers obligent de nombreux artistes et musiciens à quitter la région. Bien sûr, ce processus est étroitement lié au déplacement des pauvres et des travailleurs qui ne peuvent plus se permettre de vivre dans la ville où ils sont employés. Savoir ce que ces lieux signifient pour moi est compliqué à déterminer, la question réveille des émotions diverses. J’associe ces lieux à l’idée d’un foyer qui a été perdu, à une génération de créateurs qui a quitté ma ville et aux forces tout aussi violentes et destructrices du feu et du capitalisme ».
The Cinder Grove prend donc la forme d’un recueil de requiems, parfois amers, à d’autres moments apaisés. La pedal steel guitar de Johnson étire les notes au dessus de nappes synthétiques. Parfois, un violoncelle ou un piano viennent eux aussi occuper l’espace perdu. « Bien sûr, il y a une sensation de deuil de tout ce qui a été perdu mais mon intention était de la combiner avec des tonalités plus encourageantes. La terre est marquée par le feu mais la nature est résiliente et a développé des moyens de s’adapter à ces cycles de destruction et même d’utiliser le feu pour se propager. Quant aux villes et à ce que l’humain tire de ces pertes… Je me sens moins optimiste à ce sujet » conclut-il, amer.
Photo de têtière : Cénel et François Mauger
Pour aller plus loin... La page Bancamp de Chuck Johnson